Fiona Tan, Geography of Time

« We do not remember dreams, we reconstruct them »

d'Lëtzebuerger Land du 04.03.2016

Ce n’est pas un hasard que pour voir Geography of Time, l’exposition de Fiona Tan au Mudam, il faut descendre par le bel escalier spiral vers les salles les plus intimes du musée. Le travail de l’artiste exige cette plongée dans un espace intérieur et calme. Nous découvrons alors dix œuvres réalisées entre 2000 et 2013 par l’artiste née en Indonésie mais qui vit et travaille à Amsterdam. Pérégrination sélective.

Il y a d’abord Vox Populi, trois nuages d’images, des portraits méthodiquement disposés sur le mur. L’artiste a sélectionné des photos d’albums de famille de plusieurs villes et pays du monde. Ici il y a Tokyo, Londres et Sydney. Première sensation ? Cette prise de conscience que nous sommes nombreux sur cette planète, à vivre chacun notre petite histoire. Ensuite, et de manière assez paradoxale, une banalité poétique surgit des photographies. Ce travail interroge la mémoire, et sa survivance à échelle personnelle et collective, mais pas seulement. Ce storyboard méthodiquement construit par l’artiste à travers le choix et la disposition très précis des photos devient tout doucement le storyboard personnel de chaque spectateur. Au début il y a un tout d’images et de personnes, puis une photographie attire notre regard, et l’on plonge. Le voyage commence, vers l’image qui se trouve à côté, puis en dessous, puis au dessus : comme un jeu, un puzzle où chacun peut choisir les liens nécessaires au tout qu’il veut se raconter. C’est ce passage, opéré d’une image à l’autre, qui engendre la narration. L’univers ainsi créé est celui d’un temps suspendu au sein duquel l’image prime – même sur sa propre histoire (que l’artiste ignore ou garde discrètement pour elle) –, ce qui permet à chacun de développer une relation très spécifique à ce qu’il voit : à la fois proche et distanciée des images, libre.

Ceci est également valable pour les autres travaux de l’artiste, notamment pour Lapse of Memory. Une fiction vidéographique (entre cinéma, théâtre et performance) où nous suivons un vieil homme vivant dans un bâtiment désert, le Royal Pavilion à Brighton. L’artiste explique que c’est ce lieu qui est à l’origine de l’œuvre. On comprend alors comment ce personnage inventé dont on suit le rituel quotidien est la personnification même des lieux ; l’être fictionnel devient ainsi – et malgré son étrangeté presque surréaliste – plus réel que l’espace lui-même, pourtant très imposant.

Dans le travail de Fiona Tan quelque chose excède magistralement le moment de la prise, du souvenir, et met à l’écart la situation précise que montre l’image (et peut-être nous-mêmes qui la regardons et notre propre image également) et, ce quelque chose nous emporte vers une zone inexplorée de notre relation au temps, aux choses et aux personnes. Ce quelque chose si rare que Fiona Tan réussit à activer rappelle La Petite histoire de la photographie où Walter Benjamin évoque cette belle notion d’« inconscient optique » : l’arrêt sur image qui permet de sonder le réel puis de s’en échapper à la manière de la psychanalyse qui sonde l’inconscient des pulsions humaines pour ensuite éventuellement les libérer.

Nous sommes pris par les rapports à la fois harmonieux et exigeants créés entre les mots et les images, entre les images et les visages de l’univers créé par l’artiste. Oui, très précisément, l’univers créé par l’artiste et non pas l’univers de l’artiste. Ici le « moi » créateur se dissipe élégamment derrière l’œuvre. Acte généreux qui permet au regardeur de se laisser prendre par les images sans avoir la sensation d’entrer, comme un étranger, dans un monde autre. Géographie du temps donc, où de manière alternée, le temps se suspend et les liens visuels (et intérieurs) créés annulent les distances – et la géographie interpersonnelle. La perception de « l’autre » n’est plus à sens unique, le portraitiste et le spectateur-voyeur peuvent aussi, à leur tour, être dévisagés, être interprétés puis interpréter, dans un mouvement dialectique à la fois agréable et laborieux.

Cette relation très spécifique au regard et à la narration devient ainsi une relation très spécifique à la vie quotidienne, par exemple pour la série Provenance où des portraits vidéo-photographiques en noir et blanc nous invitent dans la vie de six personnes vivant à Amsterdam. L’on se pose dans un ralenti intérieur pour regarder ces portraits où rien de spectaculaire ne se passe (un homme essaye d’éplucher une pomme en une seule épluchure, une femme lit, une autre regarde par la fenêtre) : rien de plus que le déploiement de la vie quotidienne. Mais il y a-t-il « quelque chose de plus » que l’écoulement du quotidien ? Pérégrination autour de portraits – et du questionnement de l’idée de portait – ; de souvenirs – et de la problématisation du rôle de la mémoire dans le temps – ; mais surtout d’histoires « réelles » à inventer. Même bien après la visite de l’exposition, raisonne en nous une phrase prononcée par l’artiste dans sa vidéo Island : « We do not remember dreams, we reconstruct them ».

L’exposition de Fiona Tan, Geography of Time, dure encore jusqu’au 28 août au Mudam ; pour plus de détails : www.mudam.lu/fr/expositions/details/exposition/fiona-tan.
Sofia Eliza Bouratsis
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