Recherche en matière de marchés financiers

Algorithmes et marchés d’options

d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2014

Quel est le lien entre la musique digitale et la structure des marchés financiers ? Une recherche en cours au sein du département d’Économie de l’Université du Luxembourg utilise des principes à l’œuvre dans l’univers de la musique digitale. Le but est de donner des réponses liées à un paradoxe que l’on peut observer sur les marchés de produits dérivés. Le point de départ de la recherche est constitué de deux articles publiés en 2008 par V. Pool, H. Stoll et R. Whaley et en 2012 par K. Barraclough et Whaley qui ont décrit ce que nous pouvons définir comme un comportement irrationnel des agents économiques. Ceux-ci oublieraient, plus ou moins consciemment, d’exercer des droits prévus dans des contrats qu’ils ont souscrits, perdant ainsi de l’argent qui leur était destiné.

Pour bien comprendre le paradoxe, il faut tout d’abord se familiariser avec les objets de notre étude. En ces temps de crise économique née en grande partie d’opérations financières sur des produits complexes liés aux prêts immobiliers (les actifs dits toxiques), les produits dérivés n’ont pas bonne réputation. Pourtant, les dérivés ont été aussi conçus pour aider les marchés financiers à atteindre un de leurs buts principaux : l’allocation du risque.

Un des principes fondamentaux de la finance est qu’un rendement récompense une prise de risque. Un investisseur cherchant une opportunité de gain peut acheter du risque à un agent qui préfère s’en débarrasser. Supposons qu’un investisseur, Marie, achète 100 actions Investolux pour un montant total de 1 000 euros, et supposons aussi qu’elle veut être sûre de ne pas diminuer son capital, tout en gardant la possibilité de gain si le cours boursier d’Investolux augmente. Elle veut s’assurer contre une baisse du cours d’Investolux en dessous d’une valeur donnée, par exemple dix euros par action. On parle de « couverture » de sa position.

Un autre investisseur, Nicolas, accepte de prendre sur lui le risque, et s’engage pendant cinq ans à payer à Marie dix euros par action le jour où elle décide de les vendre, indépendamment du cours boursier d’Investolux ce jour-là. En contrepartie, Marie paie un montant à Nicolas, une sorte de prime d’assurance. Marie s’est libérée d’un risque auquel elle ne veut pas faire face. Nicolas veut bien courir le risque de devoir payer des actions plus chères que leur valeur, et trouve que la prime payée par Marie est une rémunération suffisante pour le risque qu’il encourt.

La transaction que nous venons de décrire est un exemple d’une option de vente, ou option  « put », an anglais. Dans les marchés financiers modernes, Marie et Nicolas n’ont pas besoin de se chercher pour conclure leur accord. Il existe des produits standardisés qui leur permettent d’atteindre leurs objectifs. Ces produits sont des options, qui donnent le droit à un investisseur de vendre ou acheter (dans ce cas on parle d’options « call ») des actions à un prix fixé, le prix d’exercice, jusqu’à une date limite, la maturité de l’option. Un teneur de marché, par exemple une banque, devient la contrepartie de Marie en lui vendant une option de vente, et de Nicolas, en lui achetant le même type d’instrument financier. La nature standardisée de ces contrats garantit que, dans des marchés liquides1 comme ceux des actions, le teneur de marché aura à peu près vendu autant de contrats qu’il en a acheté, ainsi sa position est neutre par rapport aux mouvements des cours boursiers.

Nous n’avons toujours pas adressé la partie la plus complexe du problème : nous n’avons pas spécifié comment calculer la prime. Les marchés financiers offrent une opportunité unique aux économistes. Toutes les transactions étant enregistrées, une quantité presque illimitée de données permet au chercheur d’observer le mécanisme de formation des prix. La théorie économique postule que les agents économiques sont des individus rationnels, qui préfèrent avoir davantage plutôt que moins, qui ont une idée précise sur la probabilité d’évolution des cours boursiers, et qui intègrent ces informations quand ils échangent des biens, dans ce cas des produits financiers. C’est pourquoi on fait souvent référence aux trois « P » à la base de la finance : préférences, probabilités et prix. Dans le cas le plus simple, c’est-à-dire quand on a le droit d’exercer une option seulement à un moment précis du futur2, il existe une formule pour calculer la prime de l’option. Les travaux par F. Black et M. Scholes et de R. C. Merton en 1973 sont sans doute les contributions de la théorie économique qui ont eu le plus grand impact sur la pratique financière. Cela leur a valu le prix Nobel en 1997.

Changeons maintenant un peu notre exemple. Marie n’est pas en train de couvrir son portefeuille d’actions, elle estime plutôt que le cours d’Investolux descendra en dessous de dix euros par action, et utilise l’option comme moyen de spéculer. Si le cours d’Investolux descend en dessous de dix euros, par exemple huit euros, elle peut acheter les actions au prix courant et les revendre au prix d’exercice, en faisant un profit de deux euros par action. Nicolas par contre va être obligé d’acheter à dix euros une action qu’il pourrait acheter à huit euros, et enregistre donc une perte.

Marie doit résoudre un problème plus compliqué par rapport à celui résolu par les trois prix Nobels. Elle a le choix d’exercer son option chaque jour à partir d’aujourd’hui jusqu’à la maturité3.Chaque jour elle doit décider d’exercer immédiatement son option ou au contraire d’attendre que le cours descende encore un peu et ainsi encaisser un profit plus important. En outre, Investolux s’est engagé à payer des dividendes. À chaque fois qu’un dividende est payé, le cours de l’action fait un saut vers le bas, ce qui profite au détenteur d’une put qui préfère attendre le paiement du dividende avant d’exercer son option.

Marie fait face à un problème de temps d’arrêt optimal, qui est un cas particulier d’optimisation dynamique, une technique largement utilisée en économie pour résoudre des problèmes où les agents doivent prendre des décisions répétées dans le futur. Marie doit évaluer les évolutions possibles du cours de Investolux, considérer les gains possibles si elle exerce l’option dans les différents scénarios, peser ces possibilités par rapport à la probabilité que ces évènements se produisent (probabilités), les escompter par rapport à sa préférence inter-temporelle (préférences), et comparer ces gains aux gains potentiels avec un exercice immédiat (prix).

Cela se présente comme une tâche compliquée, qui nécessite des méthodes numériques conséquentes. Les études de Whaley et coauteurs ont montré que Marie, et beaucoup d’investisseurs avec elle, ont tendance à se tromper, et à différer l’exercice de l’option à un jour postérieur au moment optimal. Les investisseurs ne seraient donc pas aussi rationnels que dans la théorie économique. Non seulement il est possible de détecter une action irrationnelle, mais aussi de quantifier la taille de l’erreur. Si Marie n’exerce pas l’option de vente au bon moment, elle ne reçoit pas les dix euros du prix d’exercice, et à chaque jour perd les intérêts qu’elle aurait pu gagner sur ce montant. Nicolas, par contre, peut garder les dix euros qu’il aurait du verser à Marie, et peut obtenir des gains inespérés en bénéficiant des intérêts. Les intérêts journaliers sur le prix d’exercice sont la quantité d’argent que les Maries laissent aux Nicolas à cause de leur mauvais timing.

La microstructure des marchés d’options rend un peu plus compliqué le calcul du montant laissé sur la table par les acheteurs de l’option en faveur des vendeurs d’option. Mais l’intuition reste valide. Sur une période d’un peu plus de dix ans, de 1996 à 2008, les acheteurs des options d’achat aux États-Unis ont renoncé à 491 millions de dollars en faveur des vendeurs d’options d’achat. Dans la même période, les vendeurs d’options de vente (put) ont profité d’un gain de presque deux milliards de dollars grâce aux mauvaises décisions des détenteurs d’options put. Les Nicolas ont bien profité de la naïveté des Maries !

L’œil du financier est attiré par les opportunités des gains, tandis que l’œil de l’économiste est plutôt attiré par l’apparent manque de logique des investisseurs. Une explication possible réside dans le fait que les calculs à effectuer sont effectivement trop compliqués. Le coût d’apprentissage serait plus important que la perte due à la mauvaise évaluation. Les investisseurs institutionnels semblent en fait se tromper moins que les non professionnels. Mais pourquoi cet investisseur naïf déciderait-il d’investir dans un marché si compliqué pour lui ? Nous essayons de donner une autre réponse. Les calculs à effectuer pour déterminer l’exercice optimal se basent sur des hypothèses sur le processus qui décrit l’évolution des cours boursiers.

Whaley et ses coauteurs décrivent l’évolution des prix comme les lauréats du Nobels l’ont fait il y a plus de trente ans. D’après cette approche, les prix des actions ne peuvent pas être prévus, ils suivent une marche aléatoire. Par contre la taille moyenne des changements des prix, appelée la volatilité, est considérée comme constante. Les auteurs des travaux cités sont bien conscients que cette simplification ne correspond pas aux évidences empiriques, mais ils s’y tiennent pour pouvoir calculer les prix des options dans un temps raisonnable. Permettre aussi à la volatilité de changer au cours du temps (nous parlons dans ce cas de volatilité stochastique), ce qui est une représentation plus réaliste de l’évolution des prix, demanderait un temps de calcul trop important pour pouvoir effectuer l’analyse empirique qui les intéresse. Décrire l’évolution de la valeur de l’option quand la volatilité est constante revient à transférer dans le temps une fonction d’une seule variable. Décrire la même évolution en laissant la volatilité varier équivaut à transférer une surface.

Pour obtenir une description de plus en plus précise, le nombre de calculs à effectuer croît beaucoup plus vite dans le cas d’une volatilité stochastique que dans le cas d’une volatilité supposée constante. Nous devons de plus aussi permettre aux prix d’avoir de sauts imprévus quand il y a des nouvelles soudaines dans le marché. Est-il possible que les investisseurs intègrent dans leurs décisions ces caractéristiques que les chercheurs n’arrivent pas à décrire ?

C’est maintenant que Nicolas et Marie se souviennent de leur baladeur numérique. Les morceaux musicaux prendraient trop de place s’ils n’avaient pas été comprimés par un filtre digital. Ces filtres essaient de comprendre où est concentrée l’information. Seule une partie du signal original est encodée dans le fichier numérique. Les logiciels des dispositifs électroniques reconstruisent les images ou les chansons en « remplissant » les trous selon des algorithmes précis. Nous essayons de faire la même chose avec les fonctions mathématiques qui aident à décrire l’évolution des cours boursiers et des prix des options. Nous approximons des surfaces avec des points discrets dans l’espace. Nous choisissons l’emplacement de ces points de manière à rendre les algorithmes de transfert des fonctions dans le temps les plus rapides possibles. Après, à chaque instant du temps, nous pouvons reconstruire les surfaces en reliant les points. Un peu comme dans ces jeux où les enfants voient apparaître des objets en reliant des points. Ou bien nous nous contentons d’observer les points, et laissons notre cerveau reconstruire les images, comme dans un tableau de Seurat.

Nous avons commencé par permettre aux prix d’avoir des sauts imprévus. Les résultats sont encore plus extrêmes et le pourcentage d’options qui auraient dû être exercées, mais ne l’ont pas été en 2005, est encore plus grand (94 pour cent contre 92 pour cent). Ce n’est pas aux sauts futurs des prix que pensait Marie quand elle n’a pas exercé ses options de vente ! Les estimations en cours essaient d’évaluer l’impact de l’inclusion d’une volatilité de type stochastique dans la description de l’évolution des prix. L’intuition est qu’une hausse future de la variabilité des prix, qui s’accompagne normalement d’une tendance à la baisse de la bourse, pourrait causer un mouvement négatif du cours de l’action. Le détenteur d’une option de vente pourrait donc retarder l’exercice pour profiter de ce mouvement à la baisse qui lui serait favorable, ce qui expliquerait sa réticence à exercer son option. Finalement de la bonne musique pour les oreilles de Marie ?

L’auteur est assistant-professeur et membre du Crea, le centre de recherche en économie et management de l’Université du Luxembourg.
Antonio Cosma
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