Cession de Cargolux au Qatar : l’impossible transaction

Journal de bord de BIP

d'Lëtzebuerger Land du 14.12.2012

Le ministre des Finances Luc Frieden, CSV, aurait dû faire volte-face ou avoir le cran de renégocier avec Qatar Airways l’accord prématuré qu’il avait conclu en février 2011 à Doha pour lui vendre une participation de 35 pour cent dans Cargolux. Car la teneur de cet accord et le prix conclu avec les Qataris (117,5 millions de dollars) étaient non seulement incompatibles avec la présence (et la sortie) dans le capital de la compagnie de fret (11,54 pour cent) de la société cotée en Bourse BIP Investment Partners, mais aussi non soluble dans le pacte d’actionnaires de l’époque (1998). Parce qu’il n’a pas voulu perdre la face, Luc Frieden a forcé le destin de Cargolux en la mettant dans les bras du Qatar sans se soucier des questions d’intendance. Faute d’avoir pris en compte la complexité du dossier, il a multiplié les impairs et a dû se plier aux conditions de BIP, le seul actionnaire privé de Cargolux, si on exclut le cas très particulier de Luxavantage. Ces deux sociétés sortiront du capital de la compagnie avec un traitement privilégié – leurs actions B donneront droit à un dividende ou une rétrocession, selon les interprétations, tandis que les autres détenteurs de ce type d’action y renonceront (d’Land du 26 octobre) –, au détriment de l’intérêt public. Récit d’un désastre programmé, vue par la lorgnette de BIP.
Janvier 2011. Dans un mémo qu’il adresse à plusieurs dirigeants de BIP, Norbert Becker, administrateur de la société de participations, dresse un constat alarmant de la situation de Cargolux et explique pourquoi il faut en sortir, alors que BIP avait contribué, un an plus tôt, à la remettre à flot fin 2009 en participant à l’augmentation de capital de cent millions de dollars. « Les différents représentants de l’État ne sont pas alignés derrière un plan stratégique » pour gérer Cargolux, écrit-il, et les intérêts des uns et des autres manquent totalement de « cohérence », d’où, à ses yeux, les « graves malversations » qui se sont développées au sein de la société, y compris de « téméraires pratiques de gestion financière ». Norbert Becker ne vise pas ici seulement les procédures « antitrust »  aux États-Unis et en Europe qui enverront entre autres deux des dirigeants de Cargolux en prison. Il parle des recommandations que l’actionnaire privé avait lui-même formulées à la fois pour un contrôle financier et des procédures plus rigoureux chez Cargolux, mais aussi pour anticiper le recrutement d’une nouvelle équipe de direction, sachant que les jours d’une partie de l’ancien team étaient comptés et que leur pendait au nez une inculpation par le département de la justice aux États-Unis. Les représentants des actionnaires publics de la compagnie s’y opposèrent, tout comme ils avaient contrecarré, un an plus tôt, les plans de BIP de racheter sa participation de 33 pour cent au Suisse SAirlines. L’État et ses représentants firent alors valoir leur droit de préemption sur le paquet d’actions au prix (28,69 dollars par titre) qui avait été proposé par BIP, en lui coupant ainsi l’herbe sous les pieds. On comprend dès lors mieux pourquoi la société ne participa pas au « portage » des actions de SAirlines fin 2009 dans le sillage de la recapitalisation de Cargolux.
Norbert Becker revient aussi dans sa note sur le mensonge que fut l’annonce de discussions entre la société de fret et un partenaire industriel, en l’occurrence Lufthansa : De telles intentions n’existaient pas, relève l’administrateur. Pas plus que l’ébauche de discussions avec les Allemands. Il est vrai, comme l’a révélé le Land (8 novembre), qu’en novembre 2009, des négociations déjà très poussées étaient en cours avec Qatar Airways. Les discussions achoppèrent pourtant en février 2010 avec les Qataris. Ces derniers reviendront un an plus tard à la table des négociations et rachèteront 35 pour cent de Cargolux. Le mémo de BIP souligne d’ailleurs que la transaction ne s’est pas matérialisée en raison d’un « agrégat de risques importants auxquels la compagnie était exposé », risques qui s’étaient dans l’intervalle encore aggravés « depuis la révélation d’autres malversations ». Doha avait alors demandé des « garanties significatives » et un prix jugé trop bas (cent millions de dollars).
À quoi ce mémo fait-il référence lorsqu’il évoque les malversations ? Interrogé il y a quelques semaines par le Land à ce sujet, un proche de BIP n’avait pas souhaité répondre. Les dirigeants de BIP pensaient-ils alors à cette étrange petite société anonyme luxembourgeoise d’import-export du nom de Malu Enterprises fondée en 1999 et dirigée depuis lors par un certain Monsieur Q., un des représentants de Cargolux au Moyen-Orient ? Cette société a eu comme administrateur, Madame I., l’épouse d’un directeur d’un des bureaux étrangers du Board of economic developpement du ministère de l’Économie, également au Moyen-Orient, et qui y fut aussi un représentant de la compagnie de fret. Le siège social de Malu a d’ailleurs correspondu pendant cinq ans au domicile du couple. Madame I. se fit remplacer en avril 2008 au conseil d’administration par une société canadienne, Cargo Access Ltd. Un remplacement « rétroactif » de plus de cinq ans, ce qui est une grossse anomalie en droit des sociétés. Malu avait réalisé au début des années 2000 des activités d’import-export à partir de Luxembourg qui ont attiré l’œil, notamment des autorités américaines et des services de renseignement étrangers. La société avait affrété des cigarettes à bord d’appareils de la Cargolux sur les lignes (très surveillées) desservant l’Iran. Ce commerce à la rentabilité toute relative fut assez rapidement stoppé. Le « cas Malu » constituait-il un de ces risques de réputation pour Cargolux ?
Février 2011. Retour de la tournée de Luc Frieden dans le Golfe persique. Il s’était arrêté le 6 au Qatar, où fut décidé le rachat de la participation de Cargolux par Qatar Airways. Un prix est conclu, mais aucun détail technique ni juridique ne sera discuté. Ce sera l’erreur de Luc Frieden, sans doute aveuglé par le fait de revenir de sa tournée au Moyen-Orient avec un contrat sous le bras. Sans en fournir le détail, il se vantera de la bonne moisson, n’hésitant pas à décrocher lui-même le téléphone pour contacter les médias audiovisuels. Le deal n’est pas public, seuls les actionnaires en sont informés. François Pauly, fraîchement débarqué de la banque privée Sal Oppenheim, avait atterri chez BIP dont il assurait la direction en intérim (jusqu’au 30 juin 2011, après quoi il prit les commandes de la Bil), annonce à des administrateurs de BIP avoir eu un contact avec Luc Frieden et avec le ministre des transport Claude Wiseler, CSV, et leur révèle que la vente des actions BIP dans Cargolux se fera « directement à l’État » en cash. Il leur indique aussi qu’il n’y aura pas de liens avec l’acheteur qatari. Rappelons que la transaction est passée par un contrat fiduciaire avec la banque ING (d’Land du 26 octobre). François Pauly évoque pour la première fois la question des garanties et des responsabilités, un point qui deviendra fondamental dans la suite des négociations entre BIP et le gouvernement. Norbert Becker signale pour sa part une conversation avec Marc Hoffmann, alors président du conseil d’administration de Cargolux, qui fut chargé de préparer les conditions de l’accord avec le Qatar : « la transaction, écrit-il le 15 février, est basée sur un ‘hand shake’ entre le ministre (Luc Frieden, ndlr) et l’acheteur sans qu’aucun détail n’ait été revu par aucune des parties ».  Ça commençait donc mal. L’administrateur de BIP pourrait encore vivre avec le prix (117,5 millions de dollars), jugé trop bas, mais pose des conditions, notamment sur les garanties et responsabilités (reps & warranties, dans le jargon financier) auxquelles Cargolux pourrait être exposées après la vente partielle à un nouvel actionnaire. Connaissant les risques (une note interne de BIP sur l’évaluation de Cargolux les jugeaient difficilement chiffrables) BIP veut être dédouanée du passé. D’autant plus que l’offre du Qatar n’a rien de follichon. Ce transfert de responsabilité a-t-il été endossé à sa place par les actionnaires restants, Luxair, BCEE et SNCI ? Des indices plaident pour cette thèse. Personne ne s’est encore expliqué à ce sujet.
Avril 2011. Alain Georges, président du conseil d’administration de BIP, cherche à savoir jusqu’où les reps et warranties promises par Luxair, BCEE et SNCI vont aller et suggère de s’allier avec l’autre actionnaire privé de Cargolux, la Sicav Luxavantage, qui, comme BIP, a aussi des obligations vis-à-vis de ses actionnaires et dépend du contrôle de la CSSF. Norbert Becker rend pour sa part les responsables de BIP attentifs à la question des dividendes (qui sont assortis aux actions de classe B souscrites fin 2009 pour sauver Cargolux de la faillite) « qui doit être résolue pour nous à un niveau politique », indique-t-il par écrit. BIP, qui n’est pas satisfaite des conditions de sortie qu’on lui propose, est tentée – et le fait savoir aux officiels – de ne vendre que ses actions ordinaires (A) et de conserver ses actions privilégiées (B), sans doute pour les céder ultérieurement. Par exemple après avoir touché les dividendes qui y étaient assortis, comme le contrat de liquidité signé en novembre 2009 (en même temps que la recapitalisation de Cargolux) le prévoyait. Alors forcément, la vente de la participation au Qatar pouvait être compromise. Ou en tout cas, les choses n’allaient pas se passer comme le prévoyait Luc Frieden (l’acheteur exigeait d’ailleurs ce départ de BIP) : plus d’actionnaires privés dans le capital de la compagnie de fret. Uniquement le Qatar et les actionnaires publics. François Pauly, qui entretient le lien entre le ministre des Finances et BIP, indique dans un document que si BIP conservait ses actions B, la société aurait à fournir des reps et warranties importants. « Il n’y aura pas de traitement spécial pour BIP à ce sujet si nous restons, dixit LF, y explique-t-il. Le prix bas doit être considéré au regard de l’absence de reps et warr que nous allons donner au Q (Qatar, ndlr). Le risque de compliance est réel et probablement supérieur au dividende ».
Mai 2011. Le 2 mai, François Pauly, Alain Georges et Norbert Becker signent ensemble une lettre à Marc Hoffmann, président du CA de Cargolux. Tout est étalé, la situation inextricable explicitée : la souscription le 18 décembre 2009 des 461 684 actions B, alors que Cargolux était dans une situation « critique » (le dividende de 12,50 euros assorti à cette classe d’action correspondait à la valeur réelle de la compagnie) et l’engagement de payer ce dividende lorsque la compagnie acterait un bénéfice supérieur à 50 millions de dollars (ce qui fut le cas en 2010). Or, signale la lettre de BIP, une note (21) au rapport annuel consolidé relève qu’aucun dividende pour les actions ordinaires et préférentielles ne pourra être versé aussi longtemps que seront gardées les garanties de l’État sur la ligne de crédit de Cargolux (140 millions de dollars, ces garanties, discutées à Bruxelles devant la Commission européenne, ont évité la faillite à la compagnie, car l’entreprise risquait de ne plus respecter les ratios conditionnant ses financements). La question des garanties d’État avait été soulevée en long et en large lors d’un conseil d’administration de Cargolux le 11 novembre 2009, avec un document de sept pages à l’appui, sans qu’aucune indication de restriction au paiement du dividende ne fut mentionnée. « Si BIP avait été informée de ces restrictions, BIP n’aurait pas participé à la recapitalisation », écrivent ses dirigeants qui ont l’impression d’avoir été abusés et par Cargolux et par l’État. Ils réclament aussi le paiement rapide du dividende ou à défaut des compensations.  Luc Frieden a eu connaissance de cette lettre. Il en a d’ailleurs reçu une lui aussi du même accabit.
François Pauly reste en contact avec Luc Frieden. Les deux hommes ont eu le 2 mai une « longue discussion » au cours de laquelle le ministre CSV se fait expliquer la situation « spéciale » au niveau des dividendes. Luc Frieden ignorait cette situation qui le place dans une situation plutôt délicate. Doit-il, face à ce nœud gordien, faire marche-arrière et rompre les négociations avec les Qataris ? Il aura le lendemain,
3 mai, une réunion avec les actionnaires représentants l’État, Gaston Reinesch de la SNCI et Jean-Claude Finck, le patron de la BCEE. Norbert Becker expliquera par la suite qu’après plusieurs rounds de discussions, seules la BCEE et la SNCI s’opposaient au paiement du dividende. Ce qui veut dire, de facto, que Luc Frieden en approuvait le principe. Par la suite, Jean-Claude Finck se ralliera à l’idée, mais toujours pas Gaston Reinesch, qui restera dur à convaincre.
Les dirigeants de BIP ont alors élaboré une stratégie qui aurait sans nul doute fait échouer la vente au Qatar ou en tout cas aurait relégué l’État et ses satellites dans le camp des minoritaires, ce qui était politiquement inacceptable pour le gouvernement et juridiquement impossible chez Cargolux. BIP déploie alors le grand jeu en menaçant les autorités d’actionner les ressorts du vieux pacte d’actionnaires du 16 décembre 1998, toujours valable. Le texte autorise BIP à monter jusqu’à 16 pour cent dans Cargolux et à y placer deux administrateurs. Une alternative était de mandater une banque d’affaires pour valoriser la compagnie selon les standards usuels et ensuite vendre la participation sur le « marché libre » au plus offrant. BIP était dans son droit en mettant la pression sur Luc Frieden qui, en ayant été donner la poignée de main à Doha quelques mois plus tôt ,sans le consentement du conseil d’administration de Cargolux (pourtant nécessaire), avait mis la charrue avant les bœufs et enfreint notamment l’accord de liquidité du 30 novembre 2009 et le pacte d’actionnaire de 1998. En cas de procès intenté par BIP, l’issue aurait fait peu de doute. Frieden devait le savoir.
Les 9 et 10 mai, le ministre des Finances retourne à Doha. À son retour, il confiera aux dirigeants de BIP que les Qataris considéraient la question du dividende comme un problème luxo-luxembourgeois à régler avant la signature de la vente, qui interviendra le 9 juin 2011. Le 25 mai, c’est l’éclaircie. BIP a remporté la guerre des nerfs. Paul Mousel, l’avocat de Cargolux, contacte l’avocat de BIP pour lui confirmer, à titre confidentiel, les termes de la proposition du côté de l’État et des actionnaires liés à ce dernier : BIP cèdera toutes ses actions A (31,6 dollars l’unité) et B (44,1 dollars) pour un prix de cession total de 42,24 millions de dollars, tandis que Luxair, SNCI et BCEE convertiront leurs actions privilégiées en titres ordinaires, sans réclamer le bonus. La vente « assymétyrique » se fera quelques jours plus tard.

Véronique Poujol
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