Le festival Fabula Rasa des Rotondes enchante avec ses histoires plurielles,
rayonnant tant sur les cimaises d’expo que dans la salle de spectacles et dans des ateliers créatifs

Au pays de Fabula Rasa

d'Lëtzebuerger Land du 11.02.2022

Dès l’entrée, le visiteur s’arrête devant une grande table avec pléiade de livres, entre tradition et modernité, à regarder, toucher, manipuler… Au fil du parcours, d’autres livres viennent compléter cette collection, autant de micro bibliothèques thématiques en lien avec les projets d’artiste(s) exposés. Des perles de l’édition jeunesse découvertes dans l’expo AB / Augmented Books 3.0 qui, pour ce troisième et hélas dernier opus, réuni 250 livres. Cette année, ils étaient neuf à se dévoiler dans des espaces intimistes, accompagnés d’une installation, citons les Animaux en transparence de Jérémie Fischer qui prennent vie sur la cimaise grâce au dessin et à la vidéo ou la mystérieuse D’Sandmeedchen, en réalité augmentée, des jeunes du cru Yorick Schmit et Dirk Kesseler, qui s’anime aussi via une tablette tout comme le poétique Acqua Alta : La traversée du miroir.

Dans la bibliothèque des Rotondes, on trouve des livres de toutes formes, tailles, couleurs. Des livres-objets, des livres méli-mélo et pop-up comme Il était 343 fois pour créer ses personnages et entrer dans la narration, des livres-jeux comme Papier Machine et son étonnant petit piano. Des livres récents, certains exposés pour la première fois, comme le bouquet fleuri Bloom de Julie Safirstein, le graphique et parfumé Herbier de Fanette Mellier qui émerveille aussi par ses voyages Dans la lune en surimpression ou la ville imaginaire Utopop aux architectures insoupçonnées de Marion Bataille et Fanny Millard. D’un voyage dans l’espace à une escapade sur le Mount Fuji, il n’y a qu’un pas à faire avec Yusuke Oono et ses impressionnants 360° Books avec découpes, tout en finesse et en beauté, qui se font aussi « lanternes » colorées, invitant à parcourir d’autres paysages et à entrer dans des saynètes du quotidien.

Le temps qui passe…

La vie de tous les jours, avec ses joies et ses tristesses, avec ses ennuis et ses désirs, est au cœur de l’émouvant spectacle Solitudes (2016) du Kulunka Teatro, compagnie espagnole créée en 2010 à Hernani par la comédienne Garbiñe Insausti (créatrice des masques) et le comédien José Dault. À trois, avec Edu Cárcamo, ils campent avec justesse et profondeur une dizaine de personnages bien typés. Sans paroles, mais riche de mille et un sons et images, Solitudes parle avec justesse, émotion et humour de cette solitude à la fois physique et mentale, immense et souvent secrète, de la vieillesse, intimement liée à la perte de l’autre, à l’incommunication, à l’indifférence ou à la négligence des proches. S’il est question de solitude intime et privée, de relations familiales et intergénérationnelles, il en va ici aussi des solitudes sociales et publiques, ces autres solitudes infinies engendrées par l’incompréhension, la discrimination, l’exclusion ou la violence, notamment celle de la rue où se croisent presque sans se voir individus bienveillants ou malveillants, jeunes et vieux, prostituées, toxicomanes et mafieux.

Du début à la fin de la représentation, le décor ne bouge pas, mais grâce aux jeux de lumière, musiques et sons, d’autres lieux adviennent, symboliques. On passe ainsi de l’intérieur à l’extérieur comme si on ouvrait une fenêtre : le bord de mer est signifié par un écran bleu, une balustrade et des cris de mouettes, la rue par un mur de briques, un lampadaire et des aboiements de chien… Quand le spectacle commence, un vieil homme est assis dans une pièce vieillotte où s’est installée une mouche de plus en plus obsédante et où trônent quelques objets typiques comme cette horloge qui rythme le quotidien : repas, médicaments, télé, mais heureusement aussi – et grâce au souvenir – parties de cartes, animées et dansantes, que le grand-père partageait avec la grand-mère… jusqu’à la mort inopinée de celle-ci. Le vieil homme reste seul, avec les visites en coup de vent d’un fils et d’une petite fille qui ne l’écoutent pas et sont incapables de répondre à ses attentes, pourtant si simples. L’incompréhension s’installe irrémédiablement, le grand-père ne vit plus qu’à travers ses rêves éveillés, replié sur lui-même et finit par couper les liens…

Avec des masques très expressifs et une gestuelle précise et bien caractérisée, les trois comédiens nous donnent l’impression d’entendre les personnages se raconter. Les émotions s’enchaînent, l’on passe de la gravité à la légèreté, de la tristesse au rire, de la colère à la tendresse, à travers des scènes dures, nostalgiques ou cocasses. De beaux et poignants tableaux jaillissent de ce Solitudes qui prend à bras le corps d’importantes questions de société et qui touche à l’universel, avec des notes sensibles et poétiques.

Karine Sitarz
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