La faillite d’une plate-forme de crowdfunding illustre la fragilité des fintechs

Forêt de bonsaïs

d'Lëtzebuerger Land du 07.12.2018

En France, le monde de la fintech est en émoi depuis la faillite, en octobre, d’un des leaders du prêt participatif. Une inquiétude qui s’est propagée aux autres segments du crowdfunding et qui a franchi les frontières. Le 17 octobre, Unilend, une start-up active depuis novembre 2013 dans le domaine du crowdlending, a été mise en liquidation. Depuis son lancement, 427 projets, portés par de très petites entreprises pour l’essentiel, avaient été financés sur sa plate-forme pour près de 33 millions d’euros, avancés par 15 000 prêteurs actifs.

Parmi les raisons évoquées de cet échec très médiatisé, certaines sont spécifiquement françaises, comme la disparition d’un dispositif fiscal qui encourageait les prêteurs : du coup, le volume des prêts accordés par Unilend avait baissé d’un tiers depuis le début de l’année. D’autres tiennent à la conjoncture : dans une période de taux bas, les entreprises et les particuliers trouvent aisément des ressources auprès des banques, ce qui réduit leur intérêt pour des financements alternatifs. Les plates-formes de prêts (58 pour cent de la collecte en 2017) ont du mal à réaliser les volumes nécessaires pour garantir leur pérennité, sauf à accepter des dossiers plus risqués. « Aucune d’entre elles n’est rentable aujourd’hui. Selon moi, sans remontée des taux, le marché est mort », a même déclaré Nicolas Lesur, le fondateur d’Unilend. Dont la défaillance n’est pas le premier cas enregistré en France : en avril 2016 la plate-forme Finsquare avait été rachetée par son concurrent Lendix au moment où elle allait mettre la clé sous la porte.

Mais c’est aussi le modèle d’affaires lui-même qui est remis en cause. En février 2017, l’association de consommateurs « UFC-Que Choisir » avait dénoncé un « modèle économique pervers ». Pour elle, la rémunération à la commission sur les montants prêtés pousserait à faire du volume sans analyser correctement la solvabilité des entreprises. Les taux d’intérêt, attrayants pour les prêteurs, fragiliseraient les sociétés emprunteuses, qui sont de taille modeste, ce qui accentuerait leur risque de défaillance. Les projets à financer seraient présentés aux prêteurs potentiels de manière partiale et inexacte.

En octobre 2018 l’association est revenue à la charge en relevant, sur sept sites de crowd-lending, que près d’un projet sur dix (9,5 pour cent) connaissait à cette date un retard de paiement depuis plus de deux mois, contre 4,3 pour cent en février 2017. Pour l’association, les plates-formes dissimuleraient ces chiffres : soucieuses de séduire les investisseurs, elles ne comptabiliseraient en effet que « certains défauts connus, sans prendre en compte les incidents prévisibles à venir », gonflant ainsi artificiellement les rendements potentiels.

Les chiffres de UFC-Que Choisir ont été contestés, notamment par le magazine Le Revenu, qui a calculé que seulement 5,7 pour cent du montant global des prêts octroyés depuis le lancement de ces sept sites Internet affichent un tel retard. Il reste que la révélation de mauvaises pratiques (relayées par des remontrances régulières des autorités de tutelle du secteur financier) et la multiplication des défaillances risquent de compromettre le développement du prêt participatif, car si le besoin existe toujours du côté des emprunteurs, les prêteurs pourraient être sérieusement échaudés.

Un autre segment de l’activité, le financement en capital, est aussi à la peine en France pour cause de disparition d’incitations fiscales : au premier semestre 2018, il ne pesait plus que 7,8 pour cent de la collecte contre 17,2 pour cent en 2017 et près de trente pour cent en 2016, au point que le leader SmartAngels a annoncé son repositionnement vers les services aux institutionnels. Finalement,seuls les dons, qui correspondent au concept d’origine du crowdfunding, se tiennent encore honorablement.

Pour plusieurs experts, la vraie raison des problèmes connus par certaines plates-formes est plutôt à rechercher dans la faible pénétration de la formule de « financement par la foule ».

En apparence, c’est un succès : en France en 2017, ce sont au total 1,65 million de personnes qui ont contribué à financer un ou plusieurs projets, par des dons, des prêts ou des apports en capital. En un an, le nombre de projets a augmenté de près de treize pour cent et la collecte de fonds de 43,8 pour cent. Mais les montants restent très modestes : au total 336,2 millions d’euros, une goutte d’eau par rapport aux sommes empruntées aux établissements de crédit ou levées auprès des actionnaires. Entre 2013 et mi-2018, le total récolté atteint à peine 1,2 milliard d’euros. La taille du gâteau augmente régulièrement et à bon rythme, mais sa taille reste insuffisante pour faire vivre la quelque centaine de start-ups qui se sont lancées depuis 2014 dans le financement participatif.

Le cas du crowdfunding immobilier est révélateur : ce segment est devenu le plus important du financement participatif en France, avec un tiers du total général et 42 pour cent des prêts. Les plates-formes spécialisées, apparues dès 2011, permettent à un promoteur de collecter des fonds pour l’aider à financer un programme immobilier, généralement la construction de logements (78 pour cent des projets financés, selon le baromètre publié par la plateforme spécialisée Fundimmo). Elles n’ont cessé de se développer, pour atteindre une vingtaine d’unités, les prêteurs-investisseurs étant attirés par la promesse d’un rendement élevé, proche de dix pour cent brut par an, tandis que le taux d’échec est resté jusqu’à présent très faible (moins de 1,5 pour cent depuis 2012).

En 2017, le nombre de projets financés a augmenté de 64 pour cent et les montants collectés de 83 pour cent ! Mais cette forte progression ne doit pas cacher que seulement 220 projets ont été financés en un an avec un montant moyen de 458 000 euros (500 000 euros au premier semestre 2018), un montant dérisoire pour une opération de promotion. Et les 101 millions d’euros que les particuliers ont prêté aux promoteurs immobiliers en 2017 doivent être comparés aux douze milliards d’euros d’augmentation des encours de crédits bancaires aux sociétés actives dans l’investissement l’immobilier la même année.

Le problème ne se limite pas au crowdfunding. Le jour même de la faillite d’Unilend paraissait une étude du cabinet Exton Consulting montrant que « l’écosystème français des jeunes pousses de la finance est dynamique, mais caractérisé par une multitude d’acteurs fragiles, générant très peu de revenus ». On compte au total près de 500 fintechs dans le pays voisin, avec une cinquantaine de nouvelles recrues chaque année. Mais plus de la moitié de ces start-ups de la finance enregistrent moins de 300 000 euros de revenus annuels et près de soixante pour cent de celles créées il y a plus de cinq ans n’atteignent pas encore le million d’euros. C’est une « forêt de bonsaïs », dont les arbres ne représentent qu’environ un pour cent de l’activité du secteur financier en France.

Mais si beaucoup de fintechs vivotent, peinant à dégager des résultats significatifs, ce n’est pas seulement à cause de leur jeunesse. À l’image d’autres domaines, comme celui des « proptechs » (d’Land du 12 octobre), les concepts développés, bien qu’innovateurs et séduisants, ne concernent souvent que d’étroites niches de marché et la concurrence est féroce.

On pourra objecter que le cas français n’est pas forcément représentatif. La dynamique du crowdfunding y est très affectée par les changements fréquents de la fiscalité. De plus, cette activité y a démarré plus tardivement que dans d’autres pays, surtout du nord de l’Europe où elle a convaincu davantage de monde. À titre de comparaison, au Royaume-Uni, le « peer to peer business lending » a permis de récolter 2,25 milliards d’euros en 2017, presque sept fois plus qu’en France, avec une hausse de 65 pour cent en un an. Dans ce pays, les nouveaux entrants de la banque et du paiement représenteraient 13,7 pour cent du marché selon une étude publiée récemment par Accenture.

Mais la question de la « taille critique » des fintechs est une problématique que l’on rencontre partout dans le monde. Un grand nombre d’entre elles, faute de pouvoir atteindre un niveau suffisant de chiffre d’affaires et de marge, semblent condamnées, sauf à disparaître purement et simplement ou à végéter, à se vendre à des grands groupes du « vieux monde » de la finance ou à s’adosser à de puissants investisseurs. Un mouvement déjà largement amorcé. Tandis qu’Unilend faisait faillite, son concurrent Lendix, rebaptisé October, appuyé entre autres par Allianz et Groupama et désormais actif dans quatre pays, devenait la première plate-forme européenne de prêts aux entreprises.

Georges Canto
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