Elise Schmit

Jachère littéraire

d'Lëtzebuerger Land du 04.11.2010

Le texte est d’une efficacité redoutable. Comme si une histoire de cœur avait été transformée en histoire à suspens, en somme, pour le dire de façon banale. Avec ses avances prudentes, à tâtons, ses carrefours de choix, ses revirements attendus et inattendus, et surtout, surtout, la part dévouée au mystère, ou plutôt au non-dit, ou plutôt encore à l’ineffable. Comme la difficile tentative d’explication, de restitution ou de compréhension des forces invisibles qui poussent les hommes à agir, à prendre des décisions importantes (ou à ne pas les prendre). Que faire si on a toutes les options devant soi ?

Il est ici question du roman en langue allemande d’Elise Schmit, lauréate du premier prix du Concours national de littérature de 2010 (d’Land 43/10). Son roman, qui s’intitule Brachland, a séduit le jury non seulement par une approche pertinente de la thématique de la tergiversation, de l’incertitude, qui caractérise particulièrement la génération des jeunes trentenaires, plus ou moins diplômés, qui n’ont nullement envie de sédentarité, mais également par une grande maîtrise de la langue et de la forme.

Donc ceci : il y a Paul, jardinier formé, qui a fui l’Allemagne ainsi que son ex-copine et s’est installé à Paris, où il ne se plaît pas du tout cependant et qu’il quittera bientôt pour retourner au foyer parental, d’où il se fera encore chasser. Il y a Hannah, son autre ex-copine, qui ne cesse d’exercer sur lui une fascination aiguë, et qui tente en vain de s’approcher de lui, mais qu’il ne peut se décider d’aimer une fois pour toutes. Il y a également Vivi, la mère du protagoniste, qui voit d’un œil inquiet la pusillanimité de son propre fils. Il y a Daniel, un ami, qui accumule les boulots déjantés. Il y a Elke, la sœur du protagoniste, qui en est à son deuxième enfant alors qu’elle est moins âgée que son frère.

L’auteure décrit son livre à la fois comme une réflexion sur la lâcheté et sur l’impossibilité de la communication, et par conséquent, comme une réflexion sur la métaphore comme façon de dire les choses indirectement, par le biais de. Paul et Hannah se perdent et se complaisent souvent dans des jeux de citations, de comparaisons et de calembours, parce que dire les choses comme elles sont, non, ça ne va pas du tout.

Le tout est ficelé par une syntaxe dense, complexe, des phrases longues souvent interrompues par des interjections, des fragments interrogatifs, un style résolument moderne au rythme volontairement troublé, brisé. Les descriptions sont lentes, puissantes, hyper-précises, et les dialogues, quasi exclusivement au discours indirect (souvent libre), donnent cet effet de distance, parfois d’ironie ou de ridicule, qu’on a pu trouver chez différents auteurs contemporains allemands dont Elise Schmit se sent proche. Elle me donne quelques noms : Michael Lentz, Clemens Meyer, Andreas Maier, et autres. Elle dit toujours : « je suis ­lectrice avant tout ».

D’aucuns connaîtront l’auteure par les critiques littéraires qu’elle publie au Land (depuis 2007) et, plus rarement, au Wort (depuis 2006). Ses analyses perspicaces, judicieuses, mais rarement conciliantes lui ont parfois valu la réputation de critique « sévère, certes, mais d’une précision inégalable ». C’est ce mot « certes » qui l’avait un peu indignée, m’avait-t-elle avoué. C’est d’ailleurs elle qui a démasqué Guy Rewenig sous le pseudonyme de Tania Naskandy, ce qui avait déjà créé un petit remue-ménage dans notre scène littéraire par moments un peu léthargique.

Née en février 1982, Elise prépare actuellement un doctorat à l’université de Tübingen, sur l’amitié dans la pensée politique de l’Antiquité et de la Renaissance, après des études de Neuere deutsche Literatur et de philosophie, et un travail de maîtrise sur les lettres Über die ästhetische Erziehung des Menschen de Schiller qu’elle a rédigé à Paris, où elle s’était exilée de septembre 2006 à février 2008, pour écrire, avant de retourner à Tübingen. Son avenir, elle le voit plutôt dans l’enseignement, dans un lycée. « Sans toutefois abandonner la recherche littéraire et linguistique, dit-elle. Il est important, surtout en tant qu’enseignant, de vivre ce qu’on tente de transmettre. »

Et quant à l’avenir de son manuscrit, la jeune femme, d’habitude si vive et frétillante, en parle avec une lucidité posée : « Il me faut encore quelques semaines de travail intensif. Beaucoup de passages ne me plaisent pas et nécessitent un remaniement. Et ensuite, même si certaines maisons d’édition luxembourgeoises m’ont déjà contactée et fait des offres, je préfère chercher un éditeur allemand. Si mon roman vaut quelque chose, j’en trouverai bien un. Sinon tant pis. Je suis très flattée de la reconnaissance que j’ai reçue, mais je ne veux pas le faire publier auf Biegen und Brechen. On verra bien. »

Voilà une attitude contraire à celle de beaucoup d’auteurs luxembourgeois qui publient souvent à qui mieux mieux – et pour des raisons probablement narcissiques – des livres inachevés (ou inachevables ?). Voilà comment on sépare le bon grain de l’ivraie…

Ian de Toffoli
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