L’intérêt du Luxembourg pour le Golfe renaît après dix ans d’éloignement

Le grand écart

Jean Asselborn, ministre des Affaires étrangères, le Grand-Duc Henri et cheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan (MBZ), prince hériti
Photo: SIP / Jean-Christophe Verhaegen
d'Lëtzebuerger Land du 20.10.2023

La guerre entre Israel et le Hamas s’invite à l’agenda du gouvernement luxembourgeois. Un tweet du ministère des Affaires étrangères informe lundi d’un coup de fil entre Jean Asselborn (LSAP) et son homologue émirati, Abdullah bin Zayed al Nahyan. « Je le connais depuis presque vingt ans. Il m’a téléphoné pour me donner son avis », explique Jean Asselborn au Land. La prise d’information revêt un intérêt dans un contexte international extrêmement tendu, ne serait-ce que pour ajuster sa politique extérieure. « C’est le match éternel entre l’Arabie saoudite, avec qui les Émiratis sont plutôt en bons termes, et l’Iran », détaille le ministre socialiste. En 2011, Le Luxembourg a installé à Abu Dhabi sa première et unique ambassade sur la péninsule arabique. Les Émirats avaient été privilégiés au Qatar, avec qui les relations économiques s’intensifiaient alors considérablement.

L’on reparle beaucoup du Qatar ces derniers jours pour son implication dans les efforts internationaux d’endiguement du conflit entre le Hamas et Israel et dans la libération des otages israéliens retenus dans la bande de Gaza. « The United States and Qatar share the goal of preventing this conflict from spreading », a fait savoir le chef de la diplomatie américaine, Anthony Blinken, depuis Doha vendredi dernier. Tout le monde espère que le conflit entre le Hamas et Israël ne s’étendra pas à la Cisjordanie, au Liban ou à l’Iran via le Hezbollah qui est financé par Téhéran. La capitale qatarie accueille depuis 2012 un bureau politique du Hamas, avec la complicité de Washington et dans le sillon du printemps arabe pour maintenir un canal de communication avec l’organisation qui a autorité sur Gaza (depuis 2007). Et, pour limiter le risque d’une radicalisation hors de contrôle en Syrie ou en Iran, Doha finance également le mouvement islamiste classifié comme terroriste en Union européenne, avec là encore, l’assentiment des États-Unis et d’Israël. Le blocus opéré par les voisins arabes (menés par l’Arabie saoudite) de 2017 à 2021 pour s’opposer au soutien qatari à l’islam politique a provoqué une première brèche dans la stratégie du petit Émirat. L’opération « déluge d’Al-Aqsa » et les massacres perpétrés par le Hamas en Israël le 7 octobre dernier testent plus que jamais sa pertinence. Pour l’heure, le ministre des Affaires étrangères qatari se paie le luxe de ne pas les condamner, alors même que Blinken demande d’arrêter le « business as usual » avec le Hamas.

Le Qatar, qui ménage ses relations avec l’Iran avec qui il partage le plus grand gisement de gaz au monde (le North Dome), permet aux diplomaties occidentales d’interagir avec des régimes et organisations officiellement infréquentables. « Une diplomatie du grand écart », comme l’écrit Le Monde cette semaine. « Le petit Qatar s’est vu soumettre plusieurs années de blocus pour avoir misé sur le mauvais cheval », avait analysé l’expert en géopolitique François Heisbourg devant l’Institut grand-ducal en septembre 2021. Partageant ses réflexions sur la marge de manœuvre des petits États, le franco-luxembourgeois a prévenu contre d’éventuels « coup de dés ». « Parce que si l’on tire le mauvais numéro, on n’aura pas l’occasion de recommencer », a avancé le géopolitologue.

Le jeu joué par Luxembourg avec Doha depuis une dizaine d’années a payé. « Je n’ai pas parlé avec le Qatar », réagit Jean Asselborn à la question du Land, privilégiant la relation avec Abu Dhabi. « Les Émiratis disent que le Hamas, ce sont des bouchers. Ils les combattent », poursuit le ministre. Cette fédération de sept émirats du golfe est réputée plus respectable en termes de droits de l’Homme, même si de nombreuses restrictions des libertés sont régulièrement dénoncées par les ONG comme Amnesty International. Comme l’ont été les conditions de travail des étrangers sur les chantiers de l’Exposition universelle Dubaï 2020. Les relations diplomatiques du Grand-Duché avec les Émirats tiennent justement à l’organisation de cet événement et aux opportunités pour les entreprises luxembourgeoises qu’il présentait. Idem, en vue de la coupe du monde au Qatar en 2022, quand les marchés ont commencé à s’ouvrir autour de 2010. Le Golfe persique, grand exportateur d’hydrocarbures, recelait aussi des liquidités qui faisaient défaut dans l’Occident où la crise des subprimes venait de frapper.

C’est ainsi que les Qataris ont investi le circuit financier européen avec Barclays, Deutsche Bank et, localement, Dexia-BIL et KBL (aujourd’hui Quintet), établissements bancaires pris dans la tourmente. Les banques luxembourgeoises ont été acquises par des membres de la famille royale qatarie, les Al Thani, en 2011. Le ministre des Finances de l’époque, Luc Frieden (CSV), était à la manœuvre. L’actionnaire avait été identifié via son réseau et plus précisément Albert Wildgen, avocat (accessoirement alors administrateur des biens du Grand-Duc). La relation avait aussi permis, la même année, à des actionnaires du Qatar de reprendre 35 pour cent de la compagnie nationale de fret aérien, Cargolux, autrefois détenus par Swissair (en liquidation) et portés par l’État. L’acquéreur, Qatar Airways, a plié bagages quelques mois plus tard sur fond de dissensions entre syndicats et direction. La famille Al Thani a revendu en 2017 les 90 pour cent qu’elle détenait dans la BIL aux consortium chinois de Legend Holdings. Leur participation a été cédée pour le double du montant de l’acquisition. Le président de la banque était alors Luc Frieden, revenu de Londres où il avait exercé pour Deutsche Bank après son exil politique en 2014.

Parallèlement les liens politiques entre le Luxembourg et le Qatar se sont distendus. Le dernier ministre de l’Économie à avoir effectué une mission est Jeannot Krecké, en 2011. Celui-là même qui avait ouvert la voie en 2004. Le ministre des Finances, Pierre Gramegna, y a mené une dernière promotion financière en 2015 en présence du Grand-Duc héritier Guillaume. Les portes du Qatar se sont ensuite fermées avec le blocus des pays arabes. Il est devenu difficile pour les entreprises luxembourgeoises d’y conduire des affaires. Elles n’ont ensuite pas pu compter sur le gouvernement ensuite pour les aider à pénétrer le marché. Dès son arrivée en 2020 en remplacement d’Etienne Schneider, le ministre de l’Économie, Franz Fayot, a blacklisté des missions de promotion le Qatar ou tout autre régime problématique aux yeux du gouvernement. Les Émirats ont été tolérés, car le projet de pavillon du Luxembourg y était développé depuis plusieurs années.

Le friendshoring du ministre socialiste a valu un éclat en mai 2022 lors de la réunion du Trade Investment Board où sont réunis des représentants du gouvernement et du patronat. Le président de la Chambre de commerce de l’époque, Luc Frieden, avait désapprouvé la suppression de missions sur la péninsule arabique (ainsi qu’au Kazakhstan). Celui qui était alors encore retiré de la vie politique (cette fois depuis 2018 et l’échec de son parti aux législatives alors qu’il comptait sur le CSV pour l’envoyer à la Commission à Bruxelles) croit au Wandel durch Handel, à ce que le commerce guide vers la paix. Luc Frieden craint que marginaliser un État pousse ce dernier dans les bras des voyous. Exit donc les missions dans le Golfe depuis l’Exposition universelle. Il n’y aura pas de ministre en Arabie saoudite. Pas de fonctionnaire non plus, sur instruction de Franz Fayot. « Nous avons une réputation à défendre, un bien supérieur » qui prévaudrait sur les potentiels intérêts financiers de court terme, détaille le ministre sortant au Land cette semaine. Pour l’intéressé, on ne peut mener une politique de défense des droits de l’Homme et pactiser avec des autocraties. « Il y a aussi la dimension sécurité économique », conclut-il.

En mars 2022, une trentaine d’entrepreneurs luxembourgeois avaient débarqué à Riyad à la veille de l’exécution de 81 opposants politiques. Fin janvier 2023, l’invective entre Fayot et Frieden a basculé dans le champ politique quand le second a confirmé sa participation à l’élection législative en tant que tête de liste du CSV. « Ech weess op alle Fall haut a wat fir enger Qualitéit de Präsident vun der Chambre de commerce, Luc Frieden, sech geäussert huet, wéi hien [...] eng reng opportunistesch Handelspolitik gefuerdert huet. Nämlech als CSV-Spëtzekandidat. Dat ass een inakzeptaeble ‚mélange des genres‘. » Face au Land, Franz Fayot revient sur ce que l’ancien président de l’institution patronale a dit devant le Trade and Investment Board, où siège aussi le Grand-Duc héritier : « Il veut aller partout en tant que petit pays. Il dit qu’il faut se préparer à retourner en Russie après la normalisation des relations. »

Pour les milieux d’affaires, la fin de la coalition blo-rout-gréng et le retour du CSV au pouvoir préfigurent un soutien gouvernemental aux missions économiques où qu’elles soient. Avec la guerre d’Ukraine et la crise économique, « on a besoin de cash et d’énergies fossiles », nous dit un conseiller en affaires. Avec Luc Frieden Premier ministre, les intérêts financiers primeraient. Mais une multiplication des flux financiers en provenance de juridictions douteuses et peu démocratiques sera-t-elle compatible avec l’arsenal de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme installé depuis 2013 ? En janvier, un consortium de médias a révélé une enquête du parquet financier français ouverte en 2019 sur trois millions d’euros reçus sur les comptes de l’ancien président Nicolas Sarkozy chez Edmond de Rothschild à Luxembourg. Selon ces médias, les autorités françaises pensent que l’argent en provenance du Golfe persique est lié à l’attribution du mondial au Qatar en 2022.

Pierre Sorlut
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