En quête d’un rôle international, le ministre des Finances, Pierre Gramegna, s’aligne dans la course à la présidence de l’Eurogroupe

Another playing field

d'Lëtzebuerger Land du 03.07.2020

The Graduate Lundi 9 décembre 2013, Pierre Gramegna (DP) descend pour la première fois d’une BMW officielle du gouvernement luxembourgeois sur le parvis VIP du Justus Lipsius à Bruxelles. La réunion de l’Eurogroupe y est organisée. Costume gris clair, cravate saumon et sacoche en cuir marron fermement agrippée, le nouveau ministre se hâte, sourire aux lèvres, auprès des journalistes entassés le long du tapis rouge. « I’m the new minister of Finance in Luxembourg. It’s nice to meet you all. The first time for me. I’m very pleased to be here », lance celui qui a créé la surprise à l’automne en passant de la Chambre de commerce au Kirchberg à la rue de la Congrégation dans la vieille ville. Après deux réponses à la presse - une en anglais, une en allemand - Pierre Gramegna conclut dans une euphorie qu’il a du mal à contenir. « Alles guteu. Bis baaaald ». Il continue sur le tapis rouge. Seul, le ministre entre dans le siège du Conseil. Il regarde à droite. Ralentit. Hésite. Met la main dans sa poche. Puis se dirige vers l’accueil, à gauche, où il dépose son épaisse sacoche. On comprend, pour demander son chemin. Début 2020, le Covid-19 n’a pas encore condamné les gouvernements européens à communiquer par visioconférence. Pierre Gramegna, 62 ans, est devenu le doyen de la salle de réunion des ministres des Finances de la zone euro. Voilà bientôt sept ans qu’il y siège, sacoche aux pieds, avec une régularité sans égal aujourd’hui parmi les 19 membres (le Maltais Scicluna le talonne toutefois). Sur les photos de l’installation des participants (les photographes sont poliment congédiés quand les négociations commencent), le ministre luxembourgeois échange un numéro de téléphone avec le commissaire aux Affaires économiques, Paolo Gentiloni, sert des paluches, plaisante avec ses homologues, bavasse en groupes restreints, accueille Katrin Kulmuni, la représentante de la Finlande (de trente ans sa cadette, mais qui a entretemps démissionné) et assiste à son introduction auprès de la grande prêtresse des lieux, Christine Lagarde (aujourd’hui présidente de la Banque centrale européenne, mais autrefois présente dans le cénacle en tant que directrice du Fonds monétaire international), avec qui il était en train de papoter. 

Pierre Gramegna a gagné sa stature internationale dans cette arène où il était entré fin 2013 sur la pointe des pieds. Le Luxembourg apparaissait alors comme le mauvais élève en matière de transparence fiscale. Le Luxembourgeois veillait à ce que la Suisse (et quatre autres pays tiers) échange avec les fiscs européens leurs données bancaires de la même manière que le Luxembourg à terme, dans la logique du level playing field (les mêmes règles pour tous), doctrine adoptée par son prédécesseur Luc Frieden (CSV) et saisie telle une bouée de sauvetage par le libéral. Elle ne fut pas d’une grande utilité quand le tsunami Luxleaks submergea le Grand-Duché en novembre 2014. Le bruit (noise en finance) de ce scandale a pollué pendant plusieurs mois, voire années, le message du ministre Gramegna selon lequel le Grand-Duché prenait la voie de la transparence. La crise grecque en février 2015 et les eurogroupes à répétition, pour négocier avec le ministre des Finances Yanis Varoufakis le remboursement de la dette hellénique, ont permis au représentant luxembourgeois de continuer à exister sur le parvis du Justus Lipsius. Sa maîtrise des langues (allemand, anglais, français, italien et luxembourgeois) en font un bon client pour les journalistes « de la bulle » bruxelloise en doorstep (pratique consistant à attendre une citation des protagonistes devant la porte du lieu où ils se rendent). Sans dire grand-chose sur le fond - « Dijsselbloem (le président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018) s’est exprimé sur le sujet », répète-t-il à l’envi -, Pierre Gramegna a cultivé sa présence médiatique par son style affable, ses grimaces et sa maîtrise de la bonne formule acquise lors de sa carrière de diplomate (il a été ambassadeur au Japon et en Corée du Sud) : « Eurozone must do everything to avoid Greek default », dit Pierre Gramegna au Wall Street Journal en avril 2015. Dans l’arène cependant, pas de trace d’intervention du ministre luxembourgeois. D’une manière générale, les discussions à l’Eurogroupe, instance informelle vaguement encadrée par un protocole annexé au traité de Lisbonne, sont tenues à huis-clos et ne font l’objet d’aucune retranscription. Seuls quelques enregistrements des séances de début 2015 ont fuité en mars 2020 à l’initiative du ministre des Finances grec de l’époque. Pierre Gramegna n’y apparaît pas. 

Vilain petit canard Longtemps stigmatisé sur la scène européenne pour des raisons fiscales, le Luxembourgeois montre aujourd’hui patte blanche pour accéder à la présidence de l’Eurogroupe. Dans sa lettre de motivation, publiée vendredi dernier sur le site du Conseil européen, il souligne son aptitude à l’écoute et au dialogue dans la recherche de solution. Il y glisse qu’il s’est évertué à trouver des compromis entre des intérêts divergents, y compris en « rompant avec les traditions du passé ». « I have spared no efforts upon taking office (…) in December 2013 to support the work towards fair and effective taxation, and more transparency », écrit-il. Le sujet fiscal est de facto soulevé par l’acte de candidature d’un Luxembourgeois à une investiture européenne. La plaie Luxleaks n’a pas encore cicatrisé… et la Commission rappelle régulièrement le Luxembourg à l’ordre pour ses dispositions légales favorisant l’optimisation fiscale agressive. Mais de ce point de vue-là, relève un expert en la matière, le candidat irlandais Paschal Donohoe est peut-être encore moins bien loti. A contrario de l’Irlande, le Luxembourg se montre enclin à imposer les géants du web où ils réalisent un chiffre d’affaires dans le cadre de l’OCDE. 

La candidate espagnole, Nadia Calvino, ombrage a priori davantage la candidature de Pierre Gramegna. Selon la presse européenne, la ministre des Finances espagnole bénéficie du statut de « favorite ». Son homologue allemand devrait notamment la soutenir par affinité politique. Nadia Calvino n’a pas réellement d’étiquette politique, mais elle appartient à un gouvernement de la famille politique (socialiste) du ministre Olaf Scholz. Ancienne directrice à la Commission européenne, aux services financiers sous Michel Barnier, Nadia Calvino est louée pour ses compétences techniques. D’aucuns font néanmoins valoir que son caractère bien trempé et sa « grande gueule » ont irrité des ministres, notamment dans le camp des petits États, dont Pierre Gramegna est le candidat naturel. Puis Nadia Calvino est ministre d’un pays aux finances grandement mises à mal par la crise du Covid-19. Des conflits d’intérêts (au sens littéral) apparaîtraient si l’Eurogroupe devait discuter un renflouement des caisses espagnoles. Voilà la carte maîtresse pour le candidat Gramegna, responsable du budget d’un pays AAA qu’il a soigné au cours de son premier mandat. Ça et son statut d’outsider face à l’Espagnole l’aideront. Au cours du scrutin à la majorité simple organisé le 9 juillet, les électeurs (les ministres de la zone euro) voteront peut-être avant tout contre celui ou celle qu’ils ne veulent pas. Un premier tour qui placerait Donohoe et Gramegna en finale ne doit pas être exclu, souligne-t-on dans l’entourage du ministre luxembourgeois. Le vote est opéré à bulletin secret et se déroule dans une grande incertitude, comme le relève l’ancien ministre des Finances Luc Frieden sur 100,7 le weekend dernier. 

L’amico di tutti Le candidat Pierre Gramegna se pose comme rassembleur sur les axes Nord-Sud divisé par la question de l’endettement, et Est-Ouest, divisé autour de la considération octroyée par les membres historiques aux souvent (relativement) petits États qui ont récemment adopté l’euro. Dans sa lettre de motivation, le ministre luxembourgeois flatte le travail accompli par ses collègues et invite à ne pas sous-considérer les réussites des dernières années. L’on retrouve là l’optimisme ontologique, le verre à moitié plein, porté par Pierre Gramegna dans ses discours. Également les principes convenus de la digitalisation et de la finance verte autour desquels le libéral enroule ses ambitions modernistes. « L’Europe doit rapidement regagner le chemin de la croissance et revitaliser sa compétitivité, sa convergence et sa résilience, notamment en embrassant les transitions verte et digitale », écrit-il dans ce pénible exercice de la lettre de motivation. Parmi les concepts politiquement corrects mis en exergue par les candidats, manque chez Pierre Gramegna celui de l’inclusion, mis en avant par l’Espagnole. Le Luxembourgeois n’est néanmoins pas en reste du point de vue de la solidarité européenne puisque, dans les faits, comme l’Irlande, il a soutenu le principe de la mutualisation de la dette européenne pour garantir à tous des ressources financières suffisantes pour lutter contre le Covid-19 et les mesures économiques afférentes. Dans le jeu des alliances, Pierre Gramegna confie au Wort vendredi dernier qu’il a été « notamment sollicité par ses collègues du Benelux ». On retrouve parmi eux les Belges, favorables à davantage de solidarité financière européenne, et les Néerlandais, partisans de la rigueur. Le ministre français Bruno Lemaire n’avait, mercredi, pas encore décidé vers qui se dirigera son vote. « Ne vous faites pas de nœuds dans le cerveau », nous dit une source gouvernementale. La multitude de paramètres (proximité politique, affinité entre les personnes, convergence idéologique...) rendent l’établissement de scénarios plus qu’aléatoire. Une certitude néanmoins : les électeurs maximiseront leur vote en privilégiant un candidat dont les intérêts convergent avec les leurs. 

Mais quel est l’intérêt du gouvernement luxembourgeois à partager pour deux ans et demi l’un de ses hommes forts avec une instance européenne ? Surtout en cette période durant laquelle les dossiers vont s’accumuler à Bruxelles comme à Luxembourg (notamment la réforme fiscale). Du point de vue de la masse de travail pour l’Eurogroupe, le ministère serait épargné. Le président de l’instance, qui se réunit en moyenne une fois par mois, est assisté par deux services administratifs, notamment le groupe de travail de l’Eurogroupe, qui s’occupe de l’élaboration du contenu des réunions et du conseil politique au président de l’Eurogroupe. Yanis Varoufakis qualifie d’ailleurs le président du groupe de travail comme le véritable détenteur du pouvoir dans cette instance où tout se décide sans la moindre considération démocratique. Pierre Gramegna aurait quoiqu’il en soit un volume conséquent de travail à gérer par son installation à la tête du cénacle, le cas échéant. « Pierre, Count on my full support ! », a tweeté le Premier ministre Xavier Bettel (DP) dans la foulée de l’acte de candidature de son ministre. L’hôtel Saint-Maximim ne fournit en revanche pas d’explication complémentaire sur les raisons d’un tel soutien. On les trouve du côté de Luc Frieden qui voit dans ce « prestigieux » poste une visibilité pour le Grand-Duché à l’international. Outre l’accroissement du poids symbolique du Luxembourg dans les négociations européennes, l’ancien ministre des Finances considère que ces postes internationaux renforcent les liens avec les autres pays et organisations, plus particulièrement avec leurs représentants. « Cela ouvre des portes et offre un accès plus facile aux collègues », explique Luc Frieden. 

D’aucuns sur la place prêtent à Pierre Gramegna des ambitions internationales depuis plusieurs années. Le poste de président de l’Eurogroupe, auquel il s’était présenté en 2017, pourrait y satisfaire. Si les ministres des Finances de la zone euro en décidaient différemment, un autre poste pourrait éventuellement convenir au dessein. Le secrétaire général de l’OCDE devrait sous peu officialiser son retrait de l’institution basée à Paris. Pierre Gramegna, francophile, pourrait s’aligner dans la course avec le crédit du « lucky
loser » à l’Eurogroupe. Le processus de déclaration des candidatures s’ouvrira au début du mois d’août, soit dix mois avant la fin du mandat actuel, nous informe un porte-parole de l’organisation. En cas d’intérêt de la part des autres membres de l’OCDE, le Premier ministre trouverait en Alain Kinsch un remplaçant dans le ministère qui fait face au sien. L’emblématique managing partner d’EY, membre du DP, quittera la firme de conseil au 31 décembre. Rencontré mercredi avenue JFK au Kirchberg, l’ancien membre du Conseil d’État juge prématuré de s’exprimer sur 2021, mais il n’exclut pas un passage en politique : « J’y ai toujours eu un demi-pied », dit-il. Il faudrait néanmoins pour tout cela que les planètes s’alignent de manière spectaculaire et un tel scénario invite à la prudence à ce stade compte tenu des externalités. Toujours est-il que le gouvernement devra désigner un représentant du Luxembourg à l’Eurogroupe dans l’éventualité où Pierre Gramegna en deviendrait le président. Luc Frieden, ministre des Finances, faisait fonction quand Jean-Claude Juncker, ministre du Trésor, dirigeait l’instance. Le gouvernement informe que telle décision n’a pas encore été prise.

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Pierre Sorlut
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