France

Vraiment tous Charlie ?

d'Lëtzebuerger Land du 16.01.2015

« Nous sommes tous Charlie ». Le 11 janvier, quatre millions de Français sont descendus dans la rue pour proclamer leur unité face au terrorisme et célébrer leurs valeurs démocratiques, suite aux attentats qui ont fait 17 morts en trois jours : des journalistes de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, des policiers, des clients d’un magasin cacher. Ils étaient précédés par un cortège d’une cinquantaine de chefs d’État étrangers, symbolique de la solidarité internationale avec la France tout autant que d’une tentative de récupération politique de l’événement.

On a ainsi pu voir défiler pour défendre la liberté d’expression le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, au moment même où un dessinateur turc, Musa Kart, risque plus de neuf ans de prison… pour avoir caricaturé le président Recep Tayyip Erdogan. Le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, était aussi présent, alors que la veille, deux Moscovites avaient été arrêtés pour avoir brandi une pancarte « Je suis Charlie » à proximité du Kremlin. Il faut dire qu’en Russie, la loi interdit les manifestations spontanées regroupant plus d’une personne à la fois. La liste des dirigeants critiqués dans leurs propres pays pour leurs atteintes à la liberté d’expression, mais ayant manifesté dimanche dernier à Paris, serait longue : citons encore Mariano Rajoy, le chef du gouvernement espagnol, qui cherche actuellement à faire voter des lois interdisant les manifestations non-déclarées (en incluant les rassemblements virtuels sur un groupe Facebook), ou Victor Orban, le très autoritaire président hongrois, le président du Gabon Ali Bongo, le roi de Jordanie Abdallah, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou…

L’ancien président français, Nicolas Sarkozy, s’est aussi invité dans le cortège, et on a pu le voir en direct jouer des coudes pour se placer au premier rang, au côté des chefs d’État en exercice. Le président François Hollande, au plus bas dans les sondages, s’est montré omniprésent, se rendant à la rédaction de Charlie Hebdo immédiatement après l’attaque, ce qui ne lui a permis toutefois de revenir qu’à vingt pour cent de confiance, selon le baromètre TNS-Sofres publié mercredi par le quotidien Le Figaro. Ce n’était pas le seul politicien français à vouloir profiter de la lumière des projecteurs : ainsi de Jean-Marc Roubaud, député-maire UMP de Villeneuve-lès-Avignon, dans le sud de la France, proclamant « Je suis Charlie » sur son compte Facebook après avoir déposé, en février 2006, une proposition de loi pour rétablir le délit de blasphème par voie de presse, à la suite de la publication des caricatures de Mahomet par l’hebdomadaire satirique – la raison même qui lui a valu l’attaque sanglante menée par les frères Chérif et Saïd Kouachi, deux terroristes français se revendiquant d’Al-Qaïda au Yémen.

Cette posture de façade semble bel et bien présager des évolutions à venir : derrière l’union autour des grandes valeurs de la République française (liberté d’expression, tolérance, laïcité), ce sont les mesures répressives et sécuritaires qui semblent faire l’unanimité dans la classe politique française. Et « l’esprit du 11 janvier », invoqué mardi par le Premier ministre Manuel Valls lors de son discours à l’Assemblée nationale, prononcé en hommage aux victimes des attentats, semble bel et bien devoir justifier le fait que, désormais, « la France est en guerre », y compris contre une « menace intérieure » et que cela justifie des « mesures exceptionnelles ». « Rester fidèle à l’esprit du 11 janvier 2015 c’est comprendre que le monde a changé, qu’il y aura un avant et un après. Et au nom même de nos valeurs, apporter la riposte avec toute la détermination nécessaire », a-t-il assuré, ovationné par des députés qui venaient d’entonner en chœur la Marseillaise, ce qui n’était pas arrivé en séance depuis l’armistice de 1918.

De fait, alors que la manifestation du 11 janvier célébrait la liberté d’expression, en moins d’une semaine, le ministère de la Justice a annoncé avoir ouvert trente-sept procédures pour « apologie du terrorisme », dont une à l’encontre de l’humoriste sulfureux Dieudonné M’Bala M’Bala. Cinq condamnations sont déjà tombées, avec des peines allant de trois mois à quatre ans de prison ferme. Ces condamnations, assez lourdes en regard des faits commis, ont été permises par la nouvelle loi « de lutte contre le terrorisme », votée en novembre dernier. Un texte pas assez strict cependant pour certains responsables de l’opposition de droite, comme la députée UMP Valérie Pécresse, qui a réclamé dimanche un Patriot Act à la française – cette loi américaine votée dans la foulée du 11 septembre, qui a notamment permis d’emprisonner sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projets terroristes. L’ancien ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, a estimé quant à lui « qu’il y a certaines libertés qui peuvent être facilement abandonnées » ; le président de la commission d’enquête parlementaire sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, Eric Ciotti, a quant à lui réclamé des « centres de rétention » pour « mettre hors d’état de nuire » les personnes suspectes de lien avec des groupes extrémistes étrangers.

Restant prudent, Manuel Valls a affirmé mardi que des solutions seraient proposées « dans les huit jours » concernant « Internet et les réseaux sociaux, plus que jamais utilisés pour l’embrigadement ». La publication des décrets d’application de la loi de novembre 2014 devrait être accélérée, notamment celle du texte permettant le blocage administratif – sans passer par le juge – de sites « terroristes et pédopornographiques ».

La présidente du Front national, Marine Le Pen, a semblé en retrait suite à son refus de manifester à Paris aux côtés des autres partis politiques. Mais les idées de ce parti d’extrême-droite ne devraient pas tarder à refaire surface, et la stigmatisation des musulmans de France, et plus largement, des immigrés, semble également se profiler. Si Nicolas Sarkozy, depuis peu président de l’UMP, a d’abord été prudent, appelant dès le 7 janvier à « ne pas faire d’amalgames », lundi matin il affirmait déjà sur RTL que « les questions de l’immigration et de l’islam sont clairement posées ».

Il a fallu attendre mardi pour que Manuel Valls affirme « l’urgence de protéger nos compatriotes musulmans », alors qu’au lendemain de l’attaque sur Charlie Hebdo, des mosquées étaient déjà la cible d’attaques – coups de feu tirés contre une salle de prière à Port-la-Nouvelle et à Saint-Juéry, dans le sud du pays, et grenades d’exercice lancées dans la cour de la mosquée des Sablons, au Mans. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a recensé en tout plus d’une cinquantaine d’incidents.

Une dimension essentielle du problème semble occultée : la résolution des problèmes économiques et sociaux des banlieues et des quartiers paupérisés des villes, d’où venaient pourtant les terroristes, petits voyous avant de devenir fondamentalistes. Il faut dire que cette situation d’urgence tombe à point nommé pour reléguer au second rang la montée inexorable du chômage.

Emmanuel Guillemain d’Echon
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