Carine et Elisabeth Krecké, 404 Not Found

Faire parler

d'Lëtzebuerger Land du 05.02.2016

Des centaines de milliers, voire des millions d’images, le monde entier qui défile, à 360 degrés, sites connus, d’autres qui le sont moins. Tous explorés par telles voitures, ou autres moyens de locomotion, surmontés d’une caméra. Cela s’appelle Google Street View, c’est censé nous en apprendre sur le monde. Est-ce vrai, et si cela ne nous en cachait pas autant. Passe encore sur les paysages, les lieux, mais qu’en est-il des hommes qui y vivent, des événements qui s’y passent. Par exemple dans la cité mexicaine de Ciudad Juárez, qui dans la première décennie du siècle commençant avait la réputation d’être la ville la plus dangereuse du monde.

Le choix de Carine & Elisabeth Krecké n’a donc rien dû au hasard. Bien sûr qu’elles ne sont pas allées sur place pour voir. Elles ne font pas œuvre d’ethnologues, ou de sociologues ; les deux sœurs jumelles sont des artistes plasticiennes, et en premier elles s’intéressent justement à la photographie, qui est pour elles objet d’analyse. Il faut les imaginer pendant des heures et des heures, des années durant, passer en revue les images Google sur Ciudad Juárez. Pour voir entre autres ce qu’elles peuvent révéler de la violence, si tel climat particulier est reconnaissable. On se rend compte un peu, beaucoup même, du côté harassant du travail. Se taper toutes ces images.

Un travail d’enquêteur. À la limite, on dirait de policier, de juge d’instruction, épiant les coins et recoins des quartiers, des rues, des maisons. À la recherche des moindres indices. Et que lire dans le comportement, les attitudes des habitants. Ce qui s’appelle faire parler le témoin, ou plutôt le prévenu. Lui faire cracher le morceau. Il s’agit alors de rassembler les pièces d’un puzzle, d’en faire un tout signifiant, au-delà de toutes les images de misère, de prostitution, de présence militaire. N’oublions pas non plus que Ciudad Juárez a été le théâtre d’une affaire criminelle sortant de l’ordinaire, hors norme, connue sous le nom de « féminicide », non élucidée.

Cela dit, face à leur atlas constitué par capture d’écran, dans le travail des sœurs Krecké, les faits d’enquête ont fait très vite place aux faits de création, autrement dit, l’artiste a pris le relais de l’enquêteur, a pris le dessus sur lui. Ou alors même boulot, même combat ? Où il faut agrandir, extraire, recadrer. Et il appartient désormais au visiteur de l’exposition de s’atteler en quelque sorte à la même tâche.

Il reste que le paradoxe n’a jamais été plus grand. De sorte qu’il en devient même douteux de parler d’exposition. Car point de monstration à proprement parler au Centre national de l’audiovisuel, à Dudelange. Le visiteur, en entrant dans la salle Display01, pour la non-exposition on reste dans le même schéma nominatif, elle s’intitule 404 Not Found, en entrant donc, il voit bien une grande photographie, capture de satellite, de la cité mexicaine. Pour le reste, trois colonnes d’armoires, près d’une centaine de tiroirs, sur les deux autres côtés, une étagère et des livres empilés, une bande lumineuse où défilent des textes. En effet, impossible d’afficher les images Google, pour des raisons de copyright, bien qu’elles soient tout à fait accessibles sur internet. À nous de fouiller dans les archives Krecké, à notre initiative, à nos risques et périls, à nous d’entrer à notre tour dans le jeu de la révélation et de la dissimulation.

Et puis, autre astuce, autre tour de passe de l’art, où les mots, la parole viennent se substituer aux images. Leur donner une autre vie. En défilant sur la bande. En remplissant les pages du recueil Navigation Poems, pour lequel Carine Krecké a été récompensée du troisième prix au Concours littéraire national. La façon peut-être la plus forte, la plus colorée de saisir la réalité de Ciudad Juárez. Dans ce qui est décrit, dans ce qui est évoqué, et ce qui s’inscrit typographiquement sur les pages. Avec au bout, ce qui ne constitue pas la moindre leçon à tirer de l’expérience : « But now/ I know/ All this time/ I’ve been watched/ Watching ».

L’exposition de Carine et Elisabeth Krecké, 404 Not Found, dure encore jusqu’au 15 mai au Display01 du Centre national de l’audiovisuel, 1b rue du Centenaire à Dudelange ; www.cna.public.lu.
Lucien Kayser
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