Culture du bâti

Des yeux qui ne voient pas

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.2011

Du Sublime Certes, quelques-uns tenteront d’argumenter que ce sont la taille, les dimensions énormes de cet édifice qui nous émouvront au point à réclamer sa préservation, son élévation au statut de monument classé1. Or, le simple fait de se retrouver dans des espaces aux aptitudes à toucher nos sentiments, que ce ne soit que par leur taille, semble être un moment à chérir dans un pays où en général la surface l’emporte sur l’espace, et ce dernier se retrouve noyé sous des couches épaisses de tapisseries, de plâtre et de crépis. Ici, c’est des matériaux bruts qui établissent des rapports émouvants2. Pour quelques autres, voilà la définition même de l’Architecture.

La Centrale thermique sur la lentille Terres Rouges à Esch-sur-Alzette est plus qu’un témoin muet d’un passé abstrait, elle est plus qu’une ruine inerte, même dans son état actuel. Pour ceux l’ayant visité, elle semble véhiculer le concept du sublime3 à la Edmund Burke, d’un sublime bâti. Ergo, un trésor.

Contextes Depuis sa fermeture en 1997, la Centrale thermique d’Esch se retrouve délaissée, abandonnée de tout intérêt industriel, politique et médiatique. Suite à la décision et l’autorisation de démolir, ce bâtiment datant de 1953, le quotidien local a publié ses éloges et a fini par attirer l’attention d’un promoteur, convaincu de rassembler les compétences nécessaires à une réhabilitation du site. Ce dernier, ayant fait le tour des autorités en les convainquant du potentiel du bâtiment, s’est retrouvé devant un responsable du propriétaire, ArcelorMittal, bloquant pour l’instant toute suite à l’affaire.

Mais le dilemme ne se trouve pas là ; beaucoup plus grave que de ne pas reconnaître la qualité architecturale de l’édifice, est le fait que personne n’ait à ce jour soulevé l’importance du site.

La Centrale thermique occupe une implantation charnière, cruciale au future développement d’Esch et de ses environs : se situant entre la prolongation de la rue de l’Alzette et de la rue du Canal, le site donne libre accès à Belval, mais aussi et surtout aux friches des Terres Rouges ainsi qu’aux terrains français avoisinants, déclarés d’intérêt national par le Président de la République. Si toute l’attention est actuellement portée sur Belval, ce seront les plans et stratégies de développement pour ces sites qui décideront du succès ou de l’échec de l’avenir post-industriel de cette région. Ainsi, la Centrale thermique devrait dès aujourd’hui faire l’objet de spéculations coordonnées (et non immobilières) afin de désenclaver le centre d’Esch et d’anticiper cette nouvelle entité urbaine transfrontalière.

Masterplan Confrontée à de tels enjeux, la ville d’Esch se retrouve avec la responsabilité de stimuler et coordonner une réflexion à double échelle et aux multiples dimensions. D’abord, à l’échelle territoriale, considérant le potentiel de développement des friches du no man’s land franco-luxembourgeois : À cette échelle, différents scénarios et phasages envisageables seront à articuler sous forme d’un masterplan par le nouveau pouvoir politique en place. Zone d’activités industrielles, réserve naturelle, quartiers d’habitations ou zones mixtes seront à équilibrer selon des choix politiques et des stratégies socio-spatiales, afin d’équiper la région des infrastructures nécessaires qui lui garantiront un avenir.

Ce n’est qu’en suivant un tel masterplan que des interventions et investissements à l’échelle locale feront sens et pourront fonctionner durablement entre le tissu bâti existant et des futurs développements. Ce document devra donc aussi décider du sort et de l’affectation de la Centrale thermique.

Cette responsabilité est une opportunité pour Esch, pas un fardeau.

Modèles Nombreux sont les exemples d’une préservation et réhabilitation réussie pour des friches comparables. De la Zeche Zollverein à Essen au Tate Modern à Londres, l’exemple le plus approprié, par sa taille et son contexte urbain, est certainement la cas des mines de charbon de Winterslag à Genk, en Flandre orientale : Confrontée à des problèmes de décroissance et d’appauvrissement de la population, la ville a lancé en 2005, après des études de marché, un concours d’architecture afin de réanimer les 15 000 mètres carrés par l’intégration d’un centre de production culturelle. Cinq années après, la ville a réceptionné C-Mine4, un centre régional intégrant une faculté de design, des infrastructures civiques, des magasins, ainsi qu’un musée sur l’industrie en question.

Ce n’est que par la procédure du concours que la ville a su prendre des décisions sans compromis, s’assurant que la meilleure solution soit mise en œuvre.

Ambitions Sémiologiquement, la Grandeur architecturale au Luxem[-]bourg c’est le hal(l) polyvalent, c’est le centre commercial, c’est le foyer d’une banque, c’est le hangar cargo... On a éradiqué de notre vocabulaire des mots comme cathédrale, palais, temple... et anthropologiquement, on semble avoir oublié ce que ces termes signifiaient, illustraient. Pour ce qui est des usines, la situation est différente : à l’image mentale bien définie, les usines semblent marginalisées au sein de la production architecturale. Pour[-]tant, ce type d’édifice est une des parties majeures de l’histoire de l’architecture du XIXe et XXe siècle et représente l’élaboration de prototypes d’espaces modernes qui auront influencé architectures, villes et styles de vie5. Les espaces de la Centrale thermique, obéissant à une organisation rationnelle, à une utilisation optimale, pourraient donc certainement encore servir comme source d’inspiration.

L’affectation de l’acropole d’Esch, comme l’a baptisé l’architecte de la ville, Jean Goedert, devra passer par une analyse rigoureuse des besoins de la ville et simultanément par une étude du potentiel spatial que le bâtiment et son implantation représentent.

Une réhabilitation du site et du bâtiment ne pourra réussir que si le programme sait répondre aux questions socio-urbaines d’aujourd’hui et de demain. Ainsi peut-on spéculer sur une Centrale thermique 2.0 sous forme d’hôpital universitaire transfrontalier, de centre de congrès et de PME, ou sous forme d’un hôtel de ville Esch-Audun avec marché couvert et centre civique... Think bold !

Quoi qu’il en soit, l’affectation de la Centrale thermique devra être radicalement prospective et d’utilité publique. La région n’a ni le besoin, ni les moyens de voir toutes ses friches industrielles, autrefois berceau de la richesse nationale, tournées en un mausolée gigantesque en plein-air. Car « revitalisées » par des boîtes à caractère générique comme le Plaza, la seule production qui en découlera sera celle d’hommes unidimensionnels. Fatigués et ennuyés !

Maître architecte Le cas présent, s’ajoutant à des affaires récentes comme celles de Livange (pour le stade de foot / complexe commercial) et Mertert (pour le centre agricole) laissent penser que le Luxem[-]bourg n’a pas les moyens, logistiques et intellectuels, pour mener à bien des réflexions sur l’aménagement du pays et ses infrastructures, son héritage, ses besoins et son architecture. Une vue d’ensemble, une coordination et un contrôle de la substance et de la qualité du bâti à l’échelle nationale manque. Une lacune qui met en péril non seulement le patrimoine national, mais aussi et surtout le fonctionnement et développement de notre société.

Pourtant, rien ne caractérise autant une politique que son héritage bâti, son architecture, son approche à l’urbanisme et ses espaces ouverts. Ce seront les témoins persistants des décisions prises aujourd’hui. Or, pendant que les responsables politiques de nos pays voisins délèguent un « Maître architecte »6, responsable d’anticiper, d’analyser et de synthétiser ces questions et d’en assurer des réponses appropriées et qualitatives, le Luxem[-]bourg reste fidèle à son approche do-it-yourself, dans laquelle toute politique de bricolage territorial doit se soumettre soit à des ambitions communales divergentes, soit à l’opportunisme de promoteurs immobiliers.

On a certes des instruments comme l’IVL, ce qui nous manque est quelqu’un qui sache les utiliser.

En attendant ce poste, on peut espérer qu’ArcelorMittal reconnaîtra la valeur de ce site pour les Eschois, et que la multinationale admette sa dette envers beaucoup de citoyens de la région. Sa collaboration avec les différentes administrations communales à une réhabilitation qualitative du bâtiment en infrastructure publique, intégrée dans une vision territoriale, serait incontestablement un geste approprié.

L’auteur est architecte, fondateur du bureau 2001.
Philippe Nathan
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