L’ouverture de l’année culturelle Esch2022 sera célébrée dans un mois. Un grand soir dont les lendemains sont encore loin de chanter

Hors-sol

d'Lëtzebuerger Land du 28.01.2022

Dès la fin de matinée, ce lundi le Café Pirate à Lallange fait le plein. Les habitués se saluent par leurs prénoms. Certains en sont au café, d’autres à la bière. L’ouverture de l’année culturelle dans un mois n’est pas spontanément un sujet de conversation. Mais une fois lancés, les Minettsdäpp sont livrent leurs avis tranchés : « Franchement, nous, on s’en fout. Il y a bien d’autres problèmes à régler à Esch que de voir des clowns dans la rue », s’exclame l’un, en réaction à nos questions. « Ce n’est pas fait pour nous, c’est pour les touristes et les intellos », ajoute son voisin. « On ne sait pas vraiment ce qu’il va se passer. Vous avez un programme ? », interroge un autre. « C’est quand même beaucoup d’argent dépensé pour faire plaisir à quelques VIP, on ne donne que des miettes aux clubs locaux », fustige une autre voix. Finalement, à force de parler avec les uns et les autres, on trouve un monsieur qui « ira voir un maximum de choses si ce n’est pas trop cher », une dame qui emmènera sa petite-fille « pour qu’elle découvre autre chose qu’à l’école » et une autre qui estime que « ça ne peut pas nous faire de mal de voir des artistes ». « Peut-être que les gens de la ville vont voir qu’Esch n’est pas le Bronx », positive enfin un jeune homme.

S’ils ne sont représentatifs que d’eux-mêmes, ces Eschois montrent que le scepticisme ambiant perceptible depuis les premiers pas de l’équipe dirigeante ne s’est pas évaporé au fil du temps. Ces habitants pointent les défis auxquels Esch2022 n’a pas su faire face : tenir compte des préoccupations d’une population souvent stigmatisée, refléter leur diversité, leurs sous-cultures qui tissent l’âme de la ville, les aspérités de leur vie. À quatre semaines de l’ouverture, il lui faut encore réussir à aller vers les publics éloignés, à faire connaître le programme, à susciter l’adhésion… En somme, il manque à la capitale de la culture un véritable ancrage dans la réalité de la région et de ses populations. Car c’est bien cela qui pèche : cette année culturelle, mal née, avec des changements successifs d’équipe ayant entraîné des retards et une pandémie sur le dos, semble être posée là, hors-sol, par des spécialistes, des marketeurs, des organisateurs venus d’ailleurs pour monter des événements en partie interchangeables. Détail symptomatique de cet éloignement : un des textes de la Gazette diffusée en toutes boîtes pour présenter Esch2022 parle du stade Émile Mayrisch comme celui où « se déroulent les entraînements de la Jeunesse d’Esch, le club de foot de la commune ». Mais dans la Métropole du fer, tout le monde sait que c’est le CS Fola qui occupe le stade du Gaalgebierg. Après la bourde de Themis Christophidou, directrice générale pour la Culture et l’Éducation à la Commission européenne qui a posté une photo d’Esch-sur-Sûre pour ses vœux aux villes européennes de la culture, il y a de quoi se sentir mésestimé.

Malgré un affichage récurrent autour de la participation de la population, le programme d’ouverture, présenté ce mercredi à la presse est assez emblématique de cette carence. Jouant à fond la narration autour du terme de « lancement », la soirée est focalisée sur l’imagerie spatiale, transformant les hauts-fourneaux en pas de tir d’une fusée virtuelle (à observer en réalité augmentée). Un concept un rien fumeux, assez éloigné des questions de fond que soulèvent pourtant les organisateurs à tour de communiqués : passé industriel, identité multiple, écologie, durabilité. Un concept développé avec l’agence événementielle berlinoise battleROYAL habituée aux grands shows interactifs, immersifs, lumineux, bourrés de technologie et de mapping qui en mettent plein la vue. Ce sont eux qui ont ouvert l’année culturelle 2017 à Aarhus, célébré les cent ans de BMW (un des principaux sponsors d’Esch2022, sans doute un hasard), mis en scène la cérémonie de remise des diplômes de la 27e promotion d’officiers de l’Académie de police de Dubaï l’année passée ou les 125 ans du groupe de médias Madsack. Ils savent donc y faire, sans doute avec plus d’expérience que les agences événementielles du cru, et cette soirée sera très certainement spectaculaire. Mais le sentiment de disneyisation demeure.

« Nous avons voulu une ouverture qui ne soit pas comme les autres. Pas un coupage de ruban avec un feu d’artifice », annonce Nancy Braun, directrice d’Esch2022. Nonobstant la thématique assez capillotractée, les mots d’ordre de la participation et de « co-création » ont été largement respectés, puisqu’un millier de personnes sera impliqué le soir-même dans la production des événements et que pas moins de 25 000 spectateurs sont attendus avec l’ambition qu’ils soient aussi « acteurs de la soirée ». Quatre scènes pour 18 concerts, des artistes du Luxembourg, de France, de la Grande Région et des deux capitales culturelles jumelles, Kaunas en Lituanie et Novi Sad en Serbie sont annoncés. La Rockhal accueillera la seule manifestation à l’intérieur, Future Frequencies, une création originale de quinze musiciens (« qui étaient sous les radars »), avec chorales et orchestres sous la direction de Frank Wiedemann et Matthew Herbert. « Remix Opening, sera l’un des plus grands événements participatifs jamais organisés dans la région frontalière », pointe-Braun espérant que « les visiteurs se souviendront de l’ouverture avec un sentiment d’accomplissement, le sentiment d’avoir créé quelque chose ensemble ». Parce qu’il faut « gérer les flux » pour éviter les files et la trop grande concentration de personnes (aux entrées, aux parkings, dans les navettes, Covid oblige) les organisateurs demandent au public de s’inscrire gratuitement en ligne. Le vocabulaire du marketing est encore passé par là puisqu’il s’agira de répondre à un questionnaire pour déterminer un profil qui illustre certaines valeurs et type de caractère : « Iron Furnace » (passionné, inspirant), « River Alzette » (loyal, attentionné), « New Horizons » (curieux, inventif) ou « Red Earth » (expérimenté, stable). On a plutôt l’impression de participer au lancement d’un parfum ou d’une voiture que d’un événement culturel. De grandes ambitions, avec de grands moyens : 2,5 millions d’euros sont alloués à l’organisation de cette ouverture (y compris les préparatifs à travers le Remix Festival cet automne), exceptionnelle, donc. « Cela fait partie du budget de nos programmes propres (16,5 millions d’euros, ndlr), qui ont tous la volonté de créer un impact durable. Chaque euro dépensé pour nos projets est un investissement pour l’avenir », martèle la directrice générale.

La soirée du 26 février sera probablement un événement mémorable (si la météo est de la partie). Mais après ? Les contours de la capitale européenne de la culture restent passablement flous, en particulier pour les projets qui émanent de l’asbl elle-même. Le communiqué cite « 160 projets auxquels se rapportent 2 000 événements : concerts, expositions, ateliers participatifs, visites guidées, conférences, lectures, concours, théâtre de rue et spectacles, toutes disciplines et tous genres culturels confondus ». L’agenda en ligne est une sorte de fourre-tout peu lisible où toutes les manifestations sont sur le même pied sans distinction de type ou d’organisateur : des périodes de répétitions se mêlent aux dates de représentation, des ateliers sur inscription côtoient des performances gratuites, il est impossible de rechercher à une date précise… Une grande marmite de projets portés par les partenaires (communes, association, artistes, collectifs) où les concepts forts initiés par Esch2022 sont, au mieux noyés dans la masse, au pire, absents. « Notre rôle a été de mettre les gens ensemble et de créer un contexte favorable aux rencontres pour le développement et la pérennisation des projets. Nous avons été plus discrets sur les projets que nous avons initiés », justifie Françoise Poos, directrice artistique, tout en pointant un manque de temps et un défaut de communication. Comme Nancy Braun chaque fois qu’on lui parle de projets phare, elle cite volontiers la présente de William Kentridge à Kaunas pour dire qu’il n’est pas besoin de faire appel à des « grands noms déjà vus » et qu’Esch2022 se doit de « faire la différence pour offrir un programme qui n’est pas déjà proposé au Luxembourg ».

Les projets « maison » seront concentrés à Belval, à la Möllerei, énorme bâtiment qui vient d’être rénové par le Fonds Belval et au bâtiment Massenoire. Trois partenaires internationaux s’y succéderont avec des expositions qui traitent des liens entre art et sciences ou technologies, par des œuvres numériques, sonores et visuelles ou des performances, « des domaines peu vus au Luxembourg dans l’art contemporain » dixit Françoise Poos. Le ZKM, Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe, commence dès le 27 février avec Hacking Identity – Dancing Diversity. La Haus der elektronischen Künste, HeK de Bâle, une jeune institution suisse dédiée à l’exploration de points de rencontre entre l’art et la technologie, créera l’exposition Earthbound in dialogue with Nature, qui traite de l’impact des activités humaines sur l’effondrement des écosystèmes. Enfin, Ars Electronica Linz, plateforme internationale pour l’art, la technologie et la société et festival d’arts électroniques, conçoit l’exposition In Transfer qui se penche sur le rôle d’artiste de nos jours.

La Möllerei se profile ainsi comme le centre névralgique de l’année culturelle, le phare le plus visible qui pourrait devenir l’héritage de 2022. Comme 1995 a laissé le Casino-Luxembourg, 2007 les Rotondes, le dur des bâtiments est un bonne manière de survivre après la clôture. Et Esch a de quoi faire en matière de réhabilitation d’édifices. Trois nouvelles structures ont été créées par la Ville d’Esch elle-même, pas spécifiquement pour 2022, mais qui bénéficieront des coups de projecteurs de l’année culturelle : la Konschthal (où l’exposition Instant Comedy de Filip Markiewicz commence aussi le 26 février), la Bridderhaus, qui est destinée aux artistes en résidence et l’ancien cinéma Ariston, encore en chantier, qui sera occupé par le Escher Theater pour sa programmation jeune public. C’est là que s’est tenue la conférence de presse cette semaine. Et voyant que tout le monde était obligé de porter un casque, un des collaborateurs d’Esch2022 a eu ce bon mot qui résume assez bien la situation : « On ne sait pas bien ce qui va nous tomber dessus ».

France Clarinval
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