Le barreau se divise sur l’opportunité du financement du contentieux par des tiers. Cette pratique entre finance et droit en provenance du monde anglo-saxon fait notamment craindre l’ouverture d’une nouvelle voie pour le blanchiment

Face aux banquiers des prétoires

François Kremer, vigie du barreau de Luxembourg
Photo: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2022

Lundi, une pelletée d’avocats se rassembleront dans la salle 11 au rez-de-chaussée du tribunal d’arrondissement où s’organise traditionnellement la justice des référés, des procédures de l’urgence, souvent pour une désignation d’expert dans un litige entre le maître d’œuvre et celui de l’ouvrage. Cette fois, les Arendt & Medernach, BSP, NautaDutilh et Loyens & Loeff dépêchent leurs limiers dans le cadre d’une affaire judiciaire inédite. Si bien qu’elle a attiré l’attention des médias internationaux et locaux, du Financial Times au Luxembourg Times. Des descendants du Sultan de Sulu, un royaume musulman constitué au XVe siècle (et aujourd’hui dissous) entre les Philippines et la Malaisie, ont obtenu par une décision d’un juge arbitral madrilène, confirmée devant la justice française, la reconnaissance d’un préjudice estimé à quinze milliards d’euros. La raison ? La Malaisie a cessé de payer le loyer (de 5 300 dollars annuels) dont elle s’acquittait depuis son indépendance en 1963 pour exploiter les riches ressources en huile de palme et hydrocarbures, ce en vertu d’un accord datant de 1878. En dédommagement, les demandeurs, des ressortissants philippins, réclament la saisie des avoirs de filiales luxembourgeoises du groupe public malaisien Petronas. Ces filiales portaient fin 2021 plus de trois milliards d’euros d’actifs, notamment des exploitations énergétiques en Azerbaïdjan. Lundi, Petronas et la Malaisie demanderont que soit levée la saisie.

L’originalité du contentieux au fond se double d’une spécificité du financement de la procédure. Les demandeurs ne paient pas l’armée d’avocats qui travaillent sur l’affaire entre le Royaume-Uni, l’Espagne, la France et le Luxembourg, en passant par les États-Unis. Un fonds alimente la machinerie judiciaire. Et celle-ci coûte cher, notamment dans les pays anglo-saxons. Le conseiller et avocat américain Paul Cohen a facturé 2,79 millions de dollars. Le passage par les cours d’arbitrage, justice privée parallèle, fait gonfler la note. Les héritiers philippins à l’initiative ont déboursé 2,22 millions de dollars pour s’attacher les services du juge-arbitre espagnol, informe l’ancien procureur général de Malaisie.

Therium Litigation Funding apporte les sous d’investisseurs en quête de rendement. Ce fonds « investissant dans le droit » espère récupérer un gros billet à l’issue du litige. Cette méthode de financement du contentieux par des tiers provient de l’Angleterre médiévale. Des nobles et seigneurs sponsorisaient des procès contre les intérêts de leurs opposants politiques dans l’espoir de les affaiblir et d’associer leur nom à celui du vainqueur. Née au XIIe siècle, la pratique a ensuite été orientée vers le profit financier : Un promoteur paie tout et il récupère une partie négociée des profits en cas de victoire. Cet usage désigné sous l’appellation champerty (calquée sur le mot français du champart, une taxe payée au seigneur par le paysan) a été banni par le statut de Westminster en 1275, lequel a codifié le droit anglais et considéré que la pratique corrompait la justice. Il a fallu attendre les années 1960 pour que le Royaume-Uni tolère à nouveau le champerty et le début des années 2000 pour que le third party litigation funding (LTPF) s’y développe, a détaillé Fabio Trevisan, avocat chez BSP, lors d’une conférence organisée le 15 novembre par le jeune barreau et la conférence Saint-Yves (des juristes catholiques). Une centaine d’avocats, le bâtonnier et deux de ses prédécesseurs avaient bravé la pluie et le froid un mardi soir de novembre pour rallier l’auditorium de la BGL et écouter le panel d’experts sur cette pratique qui débarque doucement dans les prétoires et qui alimente les conversations dans les couloirs. « We’re only at the beginning », prédit Fabio Trevisan. Il représentera mardi Petronas dans le procès des héritiers du sultanat de Sulu.

La loi luxembourgeoise n’interdit pas le financement des procès par des tiers. Les avocats ne peuvent fonder leur cachet sur les revenus d’un litige gagné, mais dans le TPLF, le fonds paie les avocats mandatés. Les portes s’ouvriraient donc en grand ?  « The Luxembourgish market is in its infancy. We have not seen many cases in Luxembourg but I do see a potential », explique Isabelle Berger, avocate suisse reconvertie dans la legal finance au sein de Nivalion dans le canton de Zoug. La chief investment officer (une fonction propre aux banques) décrit les circonstances dans lesquelles sa firme est appelée à agir. La majorité des dossiers sont des litiges commerciaux entre entreprises. Il s’agit parfois de particuliers dans les litiges en matière d’emploi, pour des héritages ou dans le cadre de recours collectifs : « The most important element : we need a high success probability ». Une victoire judiciaire ne suffit pas. Les résultats financiers doivent tomber. La solvabilité de l’entreprise apportant le financement est en jeu. Le track record conditionne l’argent confié par des investisseurs en quête de rendements. « Our risk appetite is low », assure Isabelle Berger. Une règle d’or : Le budget de l’affaire ne doit pas dépasser dix pour cent des profits potentiels.

Comment ça marche ? L’accord est scellé entre le client bénéficiaire des fonds et la firme qui finance. L’avocat n’est pas une partie contractante, mais il doit signer l’accord pour prouver qu’il connait ses termes et ce à quoi le client consent. La juriste d’affaires détaille : la prise de contact intervient principalement par l’avocat qui mène une affaire pour un client intéressé par un financement externe. L’avocat présente le dossier sans trop rentrer dans les détails. La firme de legal finance entre en scène. Elle signe un accord de confidentialité et mène une revue « high level » de l’investissement. Si la demande présente un potentiel satisfaisant, les Nivalion, Therium et autres Baker Street Funding demandent à l’avocat de préparer un mémorandum plus précis sur les intérêts du dossier, sur le budget nécessaire et l’échéancier potentiel. Si les firmes de financement sont encore intéressées à ce stade, elles présentent le « term sheet » où le cadre de l’intervention est déterminé, notamment les aspects commerciaux. Qui remportera quoi ? Le client accorde alors une exclusivité à l’entreprise qui financement le litige. À elle de réaliser une due diligence précise avec accès au data room. Des experts peuvent être mandatés si des éléments critiques apparaissent. Puis vient l’accord. Isabelle Berger précise que sa boîte, Nivalion, agit comme un investisseur passif. « We don’t show up in the court room, nor do we interfere in the settlement negotiations », dit-elle. La femme d’affaires rappelle des rôles féminins dans les films dystopiques tels que Vanilla Sky ou Welcome to Gattaca. Voix froide, visage fermé, tenue d’une sobriété remarquable, silhouette sportive hissée sur talons hauts, Isabelle Berger finit d’emballer la marchandise devant les prospects réunis en nombre :  le marché luxembourgeois se prêterait pleinement au financement par des tiers, principalement pour les pertes dans les investissements et les produits financiers, mais aussi pour les règlements transfrontaliers ou les arbitrages. Cerise sur le gâteau : le procédé permet aux entreprises en litige de ne pas provisionner les frais judiciaires et donc de préserver ses liquidités. Le funder assume le risque.

« Regulation is useful », notamment pour renforcer la certitude des financiers, affirme Olivier Marquais, avocat chez Loyens & Loeff qui a pris le relais sur scène. Son cabinet représente les héritiers du sultan de Sulu lundi et est donc payé par Therium. Cet hidalgo du TPLF envisage la préparation d’un cadre légal inspiré de ce qui se fait de mieux ailleurs (Singapour notamment), une loi cousue à la mesure des intérêts du centre financier. Olivier Marquais multiplie les recours au « we », comme s’il tenait déjà la plume. « We need to protect everyone in the legal system. We cannot afford the industry to regulate itself. » L’avocat craint que des firmes de financement explosent pour des erreurs stratégiques de sous-financement du dossier ou de surestimation du revenu lors de la due diligence. Et les erreurs de gestion de l’affaire ne se limiteront pas qu’aux investisseurs le cas échéant. La Commission européenne travaille sur une directive pour encadrer le TPLF « à l’européenne » : obligation de gestion passive, transparence sur le financement, remboursement obligatoire des frais judiciaires en cas de défaite, etc. Le Parlement européen a remis une résolution le 13 septembre dernier. Le TPLF ne sera une opportunité que s’il est encadré, prophétise Olivier Marquais. Il met en parallèle la réforme de la loi luxembourgeoise sur l’arbitrage pour équiper l’écosystème national de règlement des litiges. La modernisation du cadre réglementaire, en cours d’examen, érigerait le Luxembourg en place internationale d’arbitrage et favoriserait l’arrivée de dossiers, mais aussi de compétences en matière juridique. « We’re taking a number of steps. We’re modernizing the artibration law. Firms are developing arbitration practices and engage more resources. » Le projet de loi sur les recours collectifs, transposant une directive européenne, est lui aussi en cours d’étude à la Chambre. Rencontré dans les allées de la conférence, Thomas Biermeyer (spécialiste des contentieux financiers chez AKD) souligne qu’avec une infrastructure judiciaire spécialisée, « qui est en tout état de cause importante pour une place financière », le TPLF constituerait un moyen « d’assurer une sécurité juridique qui elle-même inciterait les investisseurs internationaux à opérer via le Luxembourg », à l’image de Londres ou de New York. 

Après ce concert de louanges à l’égard du financement des litiges par les tiers, le dernier intervenant, François Kremer, a fait figure de rabat-joie. L’ancien bâtonnier et associé litigation chez Arendt, a fustigé cet « argent qui tombe du ciel ». Des problématiques déontologiques placeraient l’avocat « entre le marteau et l’enclume ». La relation entre l’avocat et la partie financée est principalement visée. Le sacrosaint secret professionnel serait mis à mal lors du suivi de l’instance par la société de financement. Toute communication en dehors de la relation entre l’avocat et le client n’est pas protégée par le secret professionnel… et le funder est un tiers. François Kremer s’interroge également sur celui qui détermine réellement la stratégie à suivre. « Dans l’exercice de sa profession, l’avocat est maître de ses moyens », est-il prescrit dans la loi nationale. Le bailleur de fonds peut avoir des intérêts autres que ceux de son client. Une décision pourrait satisfaire ce dernier, mais pas le financier, lequel préfèrerait un appel. L’avocat serait tenu responsable, explique l’ancien bâtonnier. L’accueil du juge face à ces financements externes interroge également. Serait-il d’ailleurs informé ? Des avocats qui sont passés par ce mode de financement assurent que la firme investissant dans le litige demande la plus grande discrétion sur son intervention.

« Last but not least, I did not put it here because FATF (Gafi, selon le sigle français, en mission à Luxembourg mi-novembre, ndlr) is in town »… François Kremer imagine que le funder soit la mafia. « They’re eager to pay all fees you want. They will get their money back from the judgement. That’s a perfect way to launder money ». L’avocat doit voir d’où vient l’argent, précise-t-il. Rencontré dans les bureaux d’Arendt cette semaine au Kirchberg, François Kremer détaille : « Les avocats sont soumis aux règles anti-blanchiment dans le périmètre de la loi AML (antimoney laundering, ndlr) mais tout ce qui est contentieux est hors-champ. Un cabinet de Naples qui vous charge de faire ce procès et tout le financement derrière, vous ne le voyez pas. » Les litigation funders « veulent du rendement sur leur investissement. La justice est la dernière des considérations de ces gens-là. C’est pour ça que j’y suis hostile », renchérit François Kremer. Cette « manne céleste » suscite chez l’intéressé un certain « malaise »… il représentera d’ailleurs la Malaisie lundi dans l’affaire sur le sultanat de Sulu. Il apparaît ainsi que les avocats de cabinets traditionnellement défendeurs (comme Arendt ou EHP) apprécient moins le financement des procès par des tiers que ceux des cabinets ouverts à l’offensive. Tous s’entendent en revanche sur la facilitation de l’accès à la justice permis par le TPLF, particulièrement dans le cadre des class actions. Un avocat souligne aussi que le procédé permettrait à un demandeur de prendre le limier spécialisé à 700 euros horaire, et non celui à 200 pas forcément expert. Et à la question de l’obstruction des tribunaux soulevée par François Kremer (« Est-il normal que le tribunal offre ses services gratuitement à des Philippins qui ont un problème avec la Malaisie ? »), Fabio Trevisan répond que Petronas est un contribuable luxembourgeois qui alimente l’écosystème financier et qu’il a accès à ce titre à la justice comme tout autre justiciable.

Pierre Sorlut
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