Phèdre

Caprices des Dieux

d'Lëtzebuerger Land du 21.01.1999

Oui, on peut encore monter Racine aujourd'hui, mais maîtriser sa langue demeure difficile. Au Centaure, une distribution exclusivement féminine joue une «Phèdre» très classique

On ne peut pas dire de Marja-Leena Junker qu'elle manque de détermination. Elle voulait jouer Phèdre depuis longtemps - malgré les multiples difficultés de la production, elle joue Phèdre. Et en assure la mise en scène et le décor, en sus. Un décor géométrique en escaliers des deux côtés de la scène minuscule, ce qui en diminue encore l'espace. Cette exiguïté s'avérera salutaire pour la densité de l'oeuvre, pour l'ambiance de tragédie classique à unité d'action, de temps et de lieu. Puis entrent en scène les actrices, toutes en même temps, s'assoient sur les gradins, pieds nus, beaux costumes modernes, noirs et gris, métal et tissus originaux, symboliques de chaque caractère (Ulli Kremer). Huit femmes pour cinq rôles féminins et trois rôles masculins - ce qui n'en fait pas une production féministe pour autant, mais constitue un défi d'actrice. 

L'acharnement d'une artiste à réaliser un rêve a du bon. Phèdre est une réussite, malgré quelques réserves. Très sobre, très respectueuse du texte, la  mise en scène minimale se limite quasiment à donner du rythme aux entrées et sorties des personnages, sans accessoires superflus, plus proche d'une mise en espace. Marja-Leena Junker ne cherche pas à donner au texte datant de 1677 une actualité ou une modernité qui ne pourraient être qu'artificielles. 

Tragédie la plus pure, Phèdre parle avec de très grands mots : le désir sexuel opprimé, la transgression du rang social et des grands tabous de la société occidentale (l'inceste), la loyauté, l'aspiration au pouvoir, la traîtrise, la culpabilité, la fierté et la jalousie mortelle. Autant de termes qu'il n'est pas facile de maîtriser, de s'approprier, dans une époque où les mots n'ont plus de sens. Ici, ces valeurs sont en plus exprimées dans un texte très fignolé, guindé, en alexandrins atteignant souvent la perfection, une rime des plus pures, comment les faire siennes, comment leur donner vie ? 

Les actrices s'en tirent assez bien, en général, surtout Sophie Langevin, un Hippolyte fier, courageux et sensible à la fois, et Myriam Muller, incarnant une Aricie qui, au-delà d'être frêle, a une véritable densité. Entre les deux naissent des scènes avec une grande tension, notamment celle de la déclaration d'amour, où l'on oublie l'homosexualité des actrices.

Marja-Leena Junker incarne une Phèdre gémissante, son rôle est probablement le plus dépassé, celui de cette femme pathétique qui souffre et se meurt d'abord par passion amoureuse interdite, puis par jalousie et en dernier par culpabilité. Alors forcément, elle doit pleurer, se vautrer dans le sable, mais elle en fait beaucoup, à la longue c'est lassant. Dommage que Maryse Dolweck pousse trop sur les clichés de la masculinité pour incarner le roi Thésée, elle se perd un peu dans la boîte à trucs à la Johnny. Parmi les servantes et confidentes, plus timides à part la perfide Oenone (Marie-Paule von Roesgen), l'humble Christiane Rausch en Théramène donne une dimension de douleur réelle aux mots qu'elle prononce distinctement, notamment la description finale de la mort de son maître. 

Et l'histoire? Peu intéressante.  Après l'annonce de la mort de son mari Thésée, Phèdre ose enfin déclarer l'amour coupable qu'elle éprouve pour le fils de Thésée avec son ancienne épouse Antiope, Hippolyte. Or celui-là, peu de temps plus tôt, avait déclaré sa passion innocente à Aricie, de sang ennemi, tenue en captivité par Thésée. Or Thésée n'est pas mort. Lorsqu'il revient, Oenone, pour protéger sa maîtresse, retourne la culpabilité et accuse Hippolyte d'amour pour Phèdre. Thésée bannit son fils aimé, qui suit son désir plutôt que d'accuser Phèdre. Aveuglée par la jalousie après avoir appris l'amour d'Hippolyte pour Aricie, cette dernière ne se rend compte de l'envergure de sa culpabilité que lorsque le vœu que Thésée avait adressé à Neptune est exaucé et que Hippolyte est mort. Phèdre boit du poison et meurt - enfin. 

Si les Dieux jouent toujours un rôle majeur dans cette tragédie classique inspirée d'Euripide, ils ne sont désormais plus la seule instance qui ferait des êtres humains son jouet. Chez Racine, les Dieux sont à l'image des hommes, qui, lorsqu'ils sont de véritables héros, en sont les descendants et peuvent les atteindre. Ainsi dans sa rage, Thésée peut invoquer Neptune pour tuer son fils parce qu'il lui devait encore un service. Les hommes sont en proie à leurs sentiments, qu'ils ne peuvent surmonter que par leur seule volonté - qui devient donc supérieure à l'Olympe. 

Mais en fait, l'histoire n'est pas prépondérante. Ce qui compte, c'est la façon très travaillée dont elle est racontée. Aujourd'hui, les Phèdres disparaissent, car les femmes ont heureusement d'autres possibilités d'exister qu'en se languissant. Mais voir la pièce, écouter le rythme, le son du texte fait simplement plaisir. Un plaisir littéraire qu'il serait dommage de réduire au seul devoir des lycées ou aux aspirations de remplir les caisses du théâtre. Malgré cela, vivement la prochaine pièce contemporaine.

 

josée hansen
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