Un conte maya

d'Lëtzebuerger Land du 25.11.2022

Par le passé, Jean Boillot nous avait habitué à des spectacles façonnés par la musique, des interprètes branchés sur des batteries de piles électriques, et des textes déglingués d’absurde et de folie, permettant l’euphorie en scène… En s’emparant de La Terre entre les mondes, pépite dramaturgique de l’autrice française Métie Navajo, le metteur en scène laisse se découvrir une nouvelle facette de son être artistique, et de sa personnalité d’homme sensible. Par cette duale confession Boillot livre une remarquable pièce, façonnée de douceur et de fatalité.

Inspirée par Vladimir Nabokov, Pauline Sales, ou Samuel Galet, l’autrice Métie Navajo est l’une de celles, en France, qui plus le temps va, plus son théâtre se doit d’être joué. Et le théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine où elle est autrice associée est bien d’accord là-dessus. Passée par des études de lettres, jusqu’à l’agreg’, elle voyage au Mexique pour y rencontrer une terre d’inspiration. Après avoir enseigné les lettres et le théâtre en ZEP, la voilà au début des années 2000 se consacrer à l’écriture pour de bon. S’en suivent quelques textes importants et notamment le spectacle Toute Vie est une vie, créé avec des personnes sans papiers… Enfin, elle est lauréate de prix prestigieux et notamment de la bourse de résidence du Conseil Régional d’Île de France. C’est autour de La Terre entre les mondes joué au Nest - CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est, que les spectateurs de l’axe Metz-Luxembourg la découvre, comme une heureuse surprise.

Dans La Terre entre les mondes se tisse les liens entre des personnes vivant dans le sud du Mexique, loin du rêve américain, issus d’une communauté maya, et d’une communauté mennonite, cousins lointains des Amish, descendants européens religieux qui ont colonisé le Mexique jadis. Un bouillon de contradictions venant évidemment pimenter son récit d’une dynamique manichéenne. Aussi sur ces mêmes terres du fin fond Mexique, vivent les « gentils » villageois mayas, longtemps persécutés, témoins de la déforestation massive et de la disparition de leur culture, face aux « méchants » agriculteurs aux dogmes archaïques, préserver par d’anciens enjeux post coloniaux, protégeant leurs plaines de soja… Et au cœur de ces deux mondes si proches et si lointains, Cecilia la maya, rencontre Amalia la mennonite, toutes deux en marge forcée dans une société mexicaine qui vit évidemment au rythme du monde contemporain. Une amitié va naître, et pousser les deux jeunes femmes à s’émanciper de leur isolement, et ainsi trouver des trajectoires différentes que celles souhaitées par leur famille respective.

Autant de matière à faire vivre sur scène pour Jean Boillot. Autant d’enjeux à saisir pour sceller la définition de cet « entre mondes » dont nous parle Métie Navajo. Car il est bien clair que sous le spectre de son « abuela » – grand-mère en espagnol – morte bel et bien mais refusant de l’être, l’autrice réveille les mythologies mayas et le rapport de la présence des morts dans la vie quotidienne des vivants. Pourtant, malgré la force dramaturgique de cette figure fantomatique, éveillant des rites et coutumes encore très vivace au Mexique, cet entre mondes dont on nous parle, ne se situe pas « que » là. Premièrement, il est pour le spectateur une réelle immersion théâtrale, et le cadre de scène blanc ajouté par le metteur en scène amplifie ce focus volontaire. Et puis, participante tout autant, l’ambiance sonore rendant les interactions des interprètes – tous géniaux – si proche de nous, fait dévier parfois notre zone de confort spectatoriel, comme pour mettre nos oreilles sur le plateau. Deuxièmement, cet « entre mondes » est pour les artistes impliqués le lieu d’une transe scénique, visible à leur sortie de scène, silencieuse, studieuse, comme s’ils et elles étaient encore habités par cette « Terre » dramaturgique, ce monde qu’ils et elles construisent en scène à chaque représentation. En fait, La Terre entre les mondes transporte une tessiture si chamanique que bien fort est celui qui ne s’y fait pas happer. La délicatesse et l’hypnotisme des tableaux créés invite à entrer dans un royaume qui n’est définitivement pas régie par les lois humaines. Ixchel, déesse maya de la lune et de l’eau, est clairement investit dans l’ouvrage, Cecilia rebaptisera même Amalia du nom de la divinité dans l’acte final. Et sous la flottante fumée, venant régulièrement engloutir le plateau, le spectateur est d’ailleurs tendrement invité dans ce néo-monde, « ce n’est pas grave ma fille, ce n’est que la mort », dira « abuela » à sa petite fille envahie par la mélatonine. En fait, si ici la magie du théâtre révèle la puissance des mots de la dramaturge c’est clairement grâce à l’effort collectif d’assumer leur ensorcèlement.

Sous la direction de Jean Boillot visiblement le premier à avoir été magnétisé par cette pièce écrite comme un sortilège, La Terre entre les mondes permet la géniale fusion entre fait de société et théâtre de pures fulgurances. Le discours tenu y est certes moins frontal que chez d’autres, mais les lignes de Métie Navajo parlent nettement des problématiques courantes de notre société, entre mondialisation et déforestation, ici. La Terre entre les mondes est bien un texte ancré dans le tempo de sa terre d’écriture, ce monde d’opérettes gouvernementales. Et on comprend que Boillot s’y soit fait absorber, déclinant une vision nouvelle de son rôle de metteur en scène. Car en effet, on sait Boillot être habité par l’écriture de Métie Navajo. On sait Boillot être parti en pèlerinage au Mexique pour cette pièce. On sait Boillot transformé par cette œuvre théâtrale hypnotique. Mais à ce point ? Faire corps avec cette pièce, par une telle intensité relève d’une profonde mutation personnelle et visiblement Jean Boillot a ouvert une porte dans son parcours, pour entrer dans un autre univers, laissant place à un autre lui. La Terre entre les mondes, conte illuminé et envoûtant, a fait se transformer le metteur en scène du néo-pop, au néo-poétique.

Ainsi, en s’appropriant l’histoire de Navajo, c’est une tout autre sensibilité que Boillot offre à ses spectateurs. Et si l’entrée n’est pas si évidente, car déroutant nos attentes, au fil de cette histoire intrigante, quelque chose s’installe, comme fragile, débordant d’hypersensibilité, et bouleversant d’une poésie atmosphérique, portée par un souffle mystique, sûrement ce fameux Tehuano, vent virulant venu de l’autre bout du monde, sifflant ce conte initiatique. Alors, quand avant nous dansions et chantions devant La vie trépidante de Laura Wilson, ou No way Veronica, éberlués de ce truc frappa dingue qu’a Jean Boillot dans l’esprit, aujourd’hui, devant La Terre entre les mondes, nous nous plaisons à « danser en pleurant ».

Godefroy Gordet
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