Portante, Jean: La Réinvention de l'oubli

Comment retenir ce qui s’échappe

d'Lëtzebuerger Land du 07.10.2010

Jean Portante, chef de file (si file il y a, bien sûr) de la poésie franc­ophone luxembourgeoise, publie régulièrement des livres aux éditions du Castor Astral, une maison d’édition de Bordeaux qui peut se vanter d’avoir quelques bons auteurs dans son cata-logue et qui a pris comme mission de défendre la poésie non seulement française mais internationale, en éditant notamment la revue Jungle, une référence en la matière. Le dernier recueil du poète publié par ladite maison d’édition porte comme titre La Réinvention de l’oubli. Il s’agit, pour faire très simple, d’une analyse poétique de l’oubli et de la mémoire. Jean Portante cherche à comprendre où vont les choses du passé, les choses qui s’échappent et qui ne se retiennent pas. « Toute ma sympathie qui va à ce qui s’échappe », dit-il.

Dans une langue très maîtrisée, fluide, musicale – souvent, la composition des poèmes peut être comparée à celle d’une fugue : à force d’anaphores, de répétitions, des segments de phrases reviennent à intervalles réguliers, rythmant le texte, reprenant, déclinant plutôt, des thèmes comme le fait la fugue – Jean Portante tente de saisir ce qui est insaisissable. Et à sujet difficile, écriture difficile. Le poète utilise, comment d’habitude, tout un trésor de métaphores et d’images frappantes (par exemple l’oubli comme poupée matriochka), énigmatiques (associations de mots héritée d’une poésie symboliste ou surréaliste, parfois incompréhensibles), mythologiques (les allusions au fleuve de l’oubli, le Léthé, des Grecs abondent).

Et évidemment, comme chez toute une génération d’écrivains du XXe siècle, marquée par les affres de l’une ou l’autre Guerre Mondiale, de Borges à Simon, dont les aléas de la mémoire, la falsification du réel, le « comment savoir ? » sont des sujets de prédilection, il est égale-ment question, dans le recueil de Jean Portante, de la méfiance non pas du souvenir, mais du mot qui tente de le dire. « L’oubli et la mémoire sont également inventifs » écrit le poète en citant Borges, c’est-à-dire que « la mémoire est – et l’oubli aussi – une fiction parmi d’autres ».

Dans la dernière partie de son livre, intitulée « Oubli mode d’emploi », Jean Portante explique dans 26 petits textes en prose ce qu’il a essayé de « mettre en poème » tout au long de son recueil. Le poète se lance dans une comparaison assez juste avec une scène du film Roma de Fellini où les pelleteuses qui creusent le tunnel du métropolitain abattent une paroi derrière laquelle « dormaient » des fresques et des mosaïques romaines, lesquelles s’effritent presque aussitôt que la lumière du jour et des projecteurs tombe dessus. C’est-à-dire, même si selon l’expression on a des « trous de mémoire », la mémoire n’est jamais trouée : elle est absolue, ce ne sont que les mots qui tentent de la mettre au jour qui sont incomplets, et donc menteurs, et donc fictifs. Tout le problème de l’écriture autobiographique est là.

Et celui de l’écriture en général aussi : les textes de Jean Portant évoquent souvent l’éternelle dualité entre mimesis et poeisis. Est-ce que le mot renvoie à quelque chose ou est-ce avant tout à lui-même qu’il renvoie ? La réponse se trouve sans doute le brouillage entre la dimension référentielle et la productivité textuelle que pratiquent évidemment plus souvent les poètes que les prosateurs : il s’agit de mettre en avant l’opacité du signe. Quitte à écrire des livres qui font perdre son latin à plus d’un – pour le dire avec un euphémisme.

Jean Portante : La Réinvention de l’oubli ; Le Castor Astral, juin 2010, 176p. ; ISBN 9-782859-208318.
Ian de Toffoli
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