Monarchie

Nouvelles têtes, nouveau style

d'Lëtzebuerger Land du 04.04.2001

Symbolique pour l'essence conservatrice de la représentation de toute monarchie - le réconfort des choses passées et la continuité -, le programme « artistique » accompagnant l'Entrée Joyeuse du couple grand-ducal dans la capitale et le canton de Luxembourg, demain vendredi, met l'accent sur des va-leurs sûres et évite toute surprise : des artistes de rue empruntés au Carnaval des cultures, des bals populaires assurés par les apparemment inusables Challengers, Diesel-on-tour ou autres Baby Cham's, sans oublier le concert de gala de l'OPL et de la chanteuse lorraine Patricia Kaas qui connut ses heures de gloire il y a une décennie.

L'ambiance retro-kitsch des Sauerdallmusikanten Trei Sei résume en soi l'état d'esprit de la manifestation, tandis que des artistes comme Monica ou Raquel Barreira figureront, probablement comme représentantes d'une intégration harmonieuse des immigrés, dans le pré-programme du concert de gala. Sinon, les différentes harmonies municipales en-tonneront à presque chaque coin de rue une « composition musicale » lors du passage du grand-duc Henri Ier et de la grande-duchesse Maria Teresa sur leur chemin vers le village scout aménagé place Guillaume. Ce scénario, avec une mise en scène cependant moins prodigieuse, se répétera encore onze fois jusqu'en juin 2002, jusqu'à ce que Henri Ier, intronisé en septembre dernier, aura fait son Entrée Joyeuse dans tous les cantons de son grand-duché, d'Esch-sur-Alzette à Vianden.

Tout strass et paillettes que les organisateurs de l'événement veulent la cérémonie, le peuple ne semble cependant plus pris dans la même emphase qui l'avait emballé successivement lors de l'annonce de l'avènement au trône et lors de l'abdication du grand-duc Jean. L'Entrée Joyeuse était originairement prévue dans la foulée de l'avènement au trône, mais a dû être décalée en raison de l'accident de route du frère cadet du nouveau grand-duc. À l'époque, seul le concert de Deep Purple (dont les heures de gloires remontent aux années 70) avait été maintenu, et ce uniquement parce que le contrat signé avec le groupe ne prévoyait pas de clause de report pour accident routier princier.

Les interrogations autour du statut - jour férié ou non - de la date de l'Entrée Joyeuse auront finalement plus mobilisé les foules que l'événement lui-même. En fin de compte et sans surprise, le vendredi, 6 avril sera un jour férié. Ce qui est aussi une assurance d'avoir des rues remplies de monde.

Les manifestations à coloris culturel déplaceront ainsi quelques touristes badauds et les Luxembourgeois qui pourront simultanément faire leur révérence au chef de l'État. Une mise en scène statique pour une manifestation trop orchestrée pour qu'elle puisse témoigner d'un véritable engouement populaire. La liesse populaire semble avoir disparue après la quasi hystérie, quelque peu provoquée, du moins dirigée par les médias, d'il y a sept mois. Il semble que le Luxembourg ait repris son train de vie habituel, indifférent aux choses qui se passent ailleurs, obnubilé par son petit mon-de à soi, où figure aussi une maison grand-ducale, une famille régnante discrète que l'on adore par tradition et pour, justement, sa discrétion.

Le nouveau couple grand-ducal avait annoncé « un nouveau style, plus relax » lors des entretiens réalisés avant qu'il n'accède au trône. Henri Ier s'est longuement expliqué sur la légitimité dont peut bénéficier une monarchie en temps modernes. Sa grand-mère, la grande-duchesse Charlotte, qui avait réussi à réconcilier la monarchie avec la démocratie après les péripéties de sa soeur Marie-Adélaïde, avait tiré sa légitimité de son rôle lors de la Deuxième Guerre mondiale. Son père, le grand-duc Jean, en avait fait de même, en étant activement engagé du côté des forces alliées et étant à la tête du convoi militaire qui libéra le Luxembourg. Ce qui fit dire au grand-duc héritier de l'époque qu'il « devait se trouver une nouvelle légitimité ».

Ce même souci avait depuis longtemps occupé les acteurs politiques, surtout ceux du parti chrétien-social, le plus lié au trône, e. a. par l'intermédiaire de l'Église. C'est, par exemple, sous leur férule que la Constitution a été adaptée pour répondre aux exigences d'une mo-narchie « moderne » du XXIe siècle. Le caractère sacré de la personne du grand-duc et le privilège d'exercer « seul » le pouvoir exécutif disparurent ainsi du texte de la loi fondamentale. La mise en scène dramatique des différentes étapes, de l'annonce de l'avènement au trône jusqu'à la prestation de serment du grand-duc héritier Guillaume, bénéficiait du consensus de toutes les forces politiques, à l'exception de la députée verte Renée Wagener, du parti communiste et de la Nei Lénk.

Comparées à 1964, lorsque le grand-duc Jean hérita du trône de sa mère, les cérémonies de septembre dernier étaient beaucoup plus ritualisées, la façon de rapporter des médias beaucoup plus dramatisée. Cette ritualisation sem-ble traduire une certaine insécurité, comme s'il fallait à tout prix éviter que la dynastie ou la structure institutionnelle du grand-duché ne soient mises en question lors du changement du chef de l'État.

À défaut de légitimité - l'avènement au trône n'étant, en fin de compte qu'une affaire de famille des Nassau réglée par un contrat de droit privé -, l'emphase du peuple se devait d'être organisée, du moins canalisée. Ce qui explique aussi pourquoi le PCS s'était défendu corps et âme pour que les articles constitutionnels relatifs à la succession au trône (le contrat de famille subjugue en quelque sorte la Constitution) et à l'exercice du pouvoir ne soient pas déclarés sujets à révision par le Parlement avant sa dissolution en 1999. Toucher à ces articles aurait équivalu à toucher au fondement même de la monarchie parlementaire.

Malgré toutes ces précautions, le nouveau style mis à jour par le couple grand-ducal lors des sept premiers mois du règne constitue une rupture avec le règne du grand-duc Jean. La discrétion de ce dernier, surtout en ce qui concerne les affaires politiques, a été mythifiée par la presse et a de la sorte été « coulée » dans la conscience collective. Le grand-duc Jean y tenait sa place comme un affable chef de l'État. Cette représentation faisait en sorte que personne ne s'offusquât du décalage entre les textes constitutionnels, qui s'approchent de l'absolutisme et selon lesquels le grand-duc personnifie l'ensemble des pouvoirs institutionnels, et une réalité politique, où le grand-duc n'apparaissait pas directement. Quant à la grande-duchesse Josephine-Charlotte, elle ne fréquentait que très peu le public, si ce n'est pour jouer les ambassadrices de la bonne cause, à l'exemple du bazar annuel de la Croix rouge. 

Or, le « nouveau style » du nouveau couple grand-ducal est surtout  visible par une plus grande implication dans les affaires du pays. Lors de l'allocution télévisée à l'occasion des fêtes de fin d'année, où, une première, la grande-duchesse était aux côtés de son époux et s'adressa elle aussi au peuple luxembourgeois, Henri Ier et Maria Teresa avaient annoncé qu'ils voulaient être plus proches des gens, plus proche des affaires du pays, plus interventionnistes dans les causes qui leurs sont chères. Ce qui avait déjà causé quelques remous au sein de la classe politique qui considérait d'un oeil sceptique cette annonce grand-ducale.

Les relations entre le Service information et presse du gouvernement (Sip), qui normalement fait le relais entre la communication de la Cour, la presse et le public, fut le premier à s'en apercevoir. Non contente de la façon dont le Sip a géré son image, Maria Teresa a contacté une agence spécialisée à Paris pour s'occuper, de concert avec son attachée de presse nouvellement engagée, de sa communication.

Entre-temps, quelques membres du gouvernement, voire des fonctionnaires de ministères savent à quoi se tenir. En premier lieu le premier ministre Jean-Claude Juncker qui a mal apprécié le nouveau style de son entrevue hebdomadaire avec le chef de l'État. La présence de la grande-duchesse lors de ce conciliabule, et surtout ses revendications quant à la manière du gouvernement de diriger le pays, l'auraient irrité. Mais que la grande-duchesse ait convoqué un haut fonctionnaire ministériel pour lui faire part de ses recommandations sur la façon de gérer les affaires courantes a déclenché une sorte de pré-alarme au sein du gouvernement et des partis politiques.

Au parti chrétien social, certains vont même jusqu'à évoquer la crise de la monarchie de 1912, lorsque la grande-duchesse Marie-Adélaïde s'était ouvertement mêlée des affaires publi-ques en faisant front contre une nouvelle loi scolaire qui allait à l'opposé des intérêts de l'Église. Le parallélisme entre ces deux affaires ne repose pas tant sur leur nature, mais plutôt sur leur caractère. À la tête de l'État, le grand-duc possède des prérogatives qu'il n'est pas sensé exécuter selon la conception de la monarchie parlementaire. Or, si ce précepte n'est plus respecté, les garde-fous constitutionnels sont plutôt fragiles. Une situation qui devient d'autant plus délicate parce que la Cour constitutionnelle a pris l'habitude d'avoir une approche très littérale des articles de la loi fondamentale (voir article « Staatschef in Uniform » dans d'Land du 6 octobre 2000). Les conséquences d'un exercice à la lettre du pouvoir réservé à la maison grand-ducale sont  en effet incommensurables.

En attendant à ce que le gouvernement définisse une nouvelle ligne de conduite dans ses relations avec la maison Nassau, le grand-duc Henri et la grande-duchesse Maria Teresa feront demain leur Entrée Joyeuse dans la capitale. Ce sera aussi une occasion pour la classe politique d'évaluer le degré de popularité du nouveau couple grand-ducal.

Voir aussi le dossier Monarchie sur www.land.lu

marc gerges
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