Lors de son intronisation au ministère des Affaires intérieures rue Beaumont en novembre dernier, Léon Gloden (CSV) a choisi de garder le bureau qu’il avait dans son ancienne vie professionnelle. L’État a ainsi racheté au cabinet Elvinger, Hoss, Prussen trois tables, une bibliothèque, une commode et un caisson pour une somme de 5 850 euros. Dans le commerce, le ministre chrétien-social s’est simplement fait acheter par l’administration une lampe de bureau, pour 590 euros chez Casa Nova Contemporain, le magasin de meubles haut de gamme voisin. Coût total de l’installation : 6 439 euros. À son arrivée au 19 rue Beaumont en 2013, Dan Kersch avait lui repris une partie des meubles de son prédécesseur, mais le socialiste avait tout de même passé commande pour son bureau chez Burotrend (magasin situé à Hollerich puis à Contern) et chez Bureau Concept (à Gasperich) pour la partie réunion. Le montant : 24 700 euros
Cinq ans plus tard, Taina Bofferding a récupéré un bureau vide. L’ancienne ministre socialiste explique cette semaine au Land que Dan Kersch avait déménagé ses meubles au ministère des Sports. L’élue a dû se faire acheter toute une série d’objets chez Burotrend (et un tapis chez Tapis Hertz). On peut les admirer sur son compte Instagram. Sur une photo publiée le 16 août 2023, la ministre est assise sur son fauteuil Walter Knoll (1 850 euros), les coudes appuyés sur sa « table de direction » Bene (5 200 euros) avec des souliers jaune assortis à son pot de crayons, aux poubelles et au cadre de sa caricature posée sur l’ensemble mural Bene (2 456 euros). Sur d’autres publications sur les réseaux sociaux, Bofferding pose sur son canapé Fritz Hansen (6 120 euros) ou sur son fauteuil lounge du même designer (4 220 euros). Le coût total de l’aménagement du bureau s’élève à 49 500 euros.
« Je n’étais pas au courant des prix », réagit cette semaine la cheffe de fraction socialiste, qui précise avoir aussi rééquipé « l’espace cabinet » (pour les réunions de son équipe) avec ce budget. Le grossiste en mobilier Burotrend lui aurait été proposé par l’Administration des bâtiments publics (du ministère du Développement durable et des Infrastructures alors dirigé par l’écologiste François Bausch). « Je voulais juste du blanc », détaille Taina Bofferding quand elle est interrogée sur les exigences qu’elle avait formulées. La commande aurait été gérée par sa secrétaire et la ministre aurait simplement signé la validation… sans voir le montant donc. La socialiste explique par ailleurs ne pas avoir gardé le bureau qui lui avait été mis à disposition temporairement car il était « cassé ». La fraction socialiste a racheté au mois de mai, « certains meubles » du bureau de l’ancienne ministre Taina Bofferding... pour mille euros.
Reporter avait déjà relevé certains « luxes » que s’octroyaient la ministre. Avaient été documentés le recours à des chambres d’hôtel de meilleure catégorie que ses collaborateurs lors des déplacements, ou encore la sollicitation de prestataires externes pour produire des contenus sur les réseaux sociaux, y compris lors de visites à l’étranger, un cas unique dans le gouvernement. Face au Land, l’ancienne ministre de l’Intérieur et de l’Égalité se réfère aux révélations du même média sur les frais de bouche de son camarade à l’Économie, Franz Fayot (qui lui, à l’inverse de Taina Bofferding, n’a pas détruit les factures après une année) : « Je suis favorable à plus de transparence et plus de règles. »
L’installation de Léon Gloden rue Beaumont est l’un des déménagements ministériels les moins couteux depuis dix ans. Le Land s’est procuré auprès du ministère des Travaux publics, les factures du mobilier des ministres depuis 2013. La somme des dépenses en la matière s’élève à 911 000 euros.
On y relève un autre exotisme en matière de provenance du mobilier. En 2013, Maggy Nagel (DP) avait aussi déménagé les meubles de son ancien bureau de bourgmestre de Mondorf. Tables, fauteuils, canapés et tapis ont été rachetés par le ministère de la Culture. L’hôtel des Terres Rouges a ainsi signé un virement de 35 261 euros en faveur de la Commune de Mondorf-les-Bains. En 2018, Sam Tanson a un peu pimpé l’endroit, pour 14 096 euros. Éric Thill (DP) a tout remisé ou presque ce qui a été acheté cinq ans plus tôt. Un chèque de 37 526 euros a été signé en faveur de Sichel.
Xavier Bettel (DP) est celui qui a le plus dépensé en meubles pour un seul bureau. En 2019, pour la remise en état de l’hôtel Saint-Maximim et le déménagement des services du Premier ministre (auparavant à l’hôtel de Bourgogne voisin), l’intéressé a fait installer 66 262 euros de meubles. Le bureau Walter Knoll, l’armoire de la même marque, ainsi que la table de réunion, six chaises, deux canapés (Montis), deux luminaires (Gubi) et une télévision (Samsung) ont été achetés chez Reed & Simon (à Hamm). Un set de trois tables basses (Marelli) et une chaise de bureau (Wilkhahn) ont été acquises chez Burotrend. Une autre table basse vient de chez Bonn (en centre-ville). Le tapis Santushti cent pour cent Tencel, 5 355 euros, vient de chez Tapis Hertz. Luc Frieden (CSV) a repris l’intégralité du mobilier a son accession à la tête du ministère d’État en novembre dernier.
L’enveloppe pour le mobilier acheté en 2018 à Casa Nova Contemporain pour le bureau du ministre du Développement durable, François Bausch, est la deuxième en ampleur pour un seul bureau, avec 64 167 euros dépensés. Mais le bureau de Bausch installé en juin 2023 dans le nouveau ministère de la Défense au bout du Kirchberg (face à Luxexpo) a coûté 19 631 euros, soit plus de trois fois moins que celui du Héichhaus. Ces meubles ont été achetés auprès de Maurer Einrichtungen qui a son concept store à Belair.
Dans le tableau présenté par le ministère des Travaux publics, le prix de certains objets, achetés de manière isolée (certaines factures ont été communiquées après la composition du relevé), peuvent heurter. Une armoire et un caisson sur roulettes de la marque Spiegels (modèle Taros) pour le bureau de Francine Closener à la Défense (LSAP) dans l’ancien palais de justice ont coûté 10 301 euros (facturés par Reed & Simon) en 2013. Dans les quelques achats effectués par Carole Dieschbourg pour son bureau au ministère de l’Environnement, figure un tapis Jan Kath Design, cent pour cent laine, acheté en 2015 chez Tapis Hertz pour 8 340 euros. Deux tables, un canapé et quatre chaises commandées chez Firstfloor (Junglinster) ont coûté 28 251 euros.
Pareil pour Corinne Cahen en 2013 au ministère de la Famille rue de Bitbourg, à Hamm. Une chaise de bureau et un panneau arrière pour table de bureau ont été facturés 4 310 euros par Burotrend. En 2020, la libérale a cassé la tirelire pour totalement refaire son bureau : 55 248 euros. Casa Nova Contemporain adresse une facture de 50 824 euros avec, entre autres, un canapé Campiello à 5 790 euros quatre lampes Foscarini coûtant ensemble 4 204 euros, plus une lampe de bureau Tolomeo à 821 euros. Le prix du tapis (180x180cm) aussi acheté chez Tapis Hertz semble modique à côté de celui de la ministre de l’Environnement : 3 000 euros. Ces recettes n’ont pas empêché ces deux enseignes de baisser le rideau. Le patron Casa Nova Contemporain, vaste magasin situé au coin de l’Avenue Porte Neuve, Marc Reding, a confié en mai à Paperjam qu’il cessait l’activité. La responsable de Tapis Hertz, Nathalie Aach, avait communiqué sur la cessation de l’activité de l’entreprise familiale le mois précédent.
Relevons que certains ministres se satisfont des meubles en place. Claude Meisch (DP) n’a acquis aucun objet à la tête du ministère de l’Éducation. Ni en 2013, ni en 2018, ni en 2023. Pas même au Logement où il a atterri l’année dernière. Il faut dire que son prédécesseur, Henri Kox, avait fait claquer 28 200 euros chez Reed & Simon pour le mobilier de son bureau. Joëlle Welfring (Déi Gréng) et Serge Wilmes (CSV), respectivement en 2022 et en 2023, n’ont rien fait acheter non plus. Pareil pour Luc Frieden (CSV) au ministère d’État, Nicolas Schmit (LSAP) au ministère du Travail en 2013 ou encore Georges Mischo (CSV) aux Sports en 2023.
L’administration justifie le coût relativement élevé du mobilier choisi par son « caractère représentatif ». « Le choix des entreprises d’ameublement capables de fournir ce type de mobilier est plutôt restreint », commentent les services de Yuriko Backes (DP). Son ministère essaierait de varier les fournisseurs. Et les ministres ne seraient pas informés automatiquement des prix des meubles.
Mais le sentiment général à la lecture des frais engagés en meubles est que ces achats sont effectués à la légère ou manquent de cohérence. En 2013, Xavier Bettel a acheté pour 14 990 euros chez Bonn deux canapés, trois chaises « visiteurs » et une armoire pour son bureau de ministre de la Digitalisation où il n’a pas passé l’essentiel de son temps. Un canapé et deux fauteuils ont été rachetés chez Casa Nova contemporain en 2018 pour le même bureau, cette fois occupé par le ministre délégué Marc Hansen, ainsi que des lampes (chez AEM) et un sous-mains (chez Maurer Einrichtungen). Le montant : 15 596 euros. La ministre actuelle, Stéphanie Obertin (CSV), n’a acheté qu’un fauteuil, de la marque Vitra (en cuir couleur cognac), mais il été facturé 3 912 euros par Burotrend.
Le mobilier acquis devient partie intégrante des bâtiments dans lesquels il est installé. « Il n’est déplacé que sur demande spécifique d’un ministre souhaitant conserver ce mobilier, notamment lors d’un changement de ministère », explique l’Administration des bâtiments publics (ABP). En cas de désamour, les meubles sont remisés dans l’un des quatre dépôts (à Bourmicht, Leudelange, Beringen et Esch). Ils peuvent être recyclés dans un autre bâtiment de l’État. Dans les 54 pages du document préparé par le ministère des Travaux publics, seuls deux ministres ont choisi des meubles du dépôt, Paulette Lenert (qui a quand même dépensé 103 866 euros par ailleurs entre ses trois bureaux à la Santé et ceux à la Coopération et à la Protection des consommateurs) et Etienne Schneider. Ce dernier a d’ailleurs très peu mis l’argent public à contribution, se contentant des meubles de Jeannot Krecké.
En France, le Mobilier national gère depuis le XVIIe siècle le mobilier ministériel et des édifices publics. Il rassemble plus de 340 spécialistes (historiens de l’art, artisans, manutentionnaires, etc) pour créer et restaurer meubles et œuvres d’art. Les collections de cette institution rattachée au ministère de la Culture rassemblent plus de 130 000 objets. En 2015, Le Monde faisait valoir qu’un bureau n’est pas seulement un « outil de travail, mais aussi un message que l’on diffuse ». Recevoir dans un style Restauration, ce serait vouloir s’inscrire dans une certaine tradition, dans un temps long. Choisir du design contemporain témoignerait d’une volonté d’afficher modernité et dynamisme. Le quotidien du soir raconte par exemple que Manuel Valls, pour son arrivée à Matignon en 2014, a demandé le bureau de Léon Blum, chef du Front populaire, afin d’affirmer son enracinement à gauche quand beaucoup de socialistes le jugeaient trop libéral.
Au Luxembourg, ils sont trois agents à s’occuper de la gestion des bureaux ministériels (dont au moins une architecte intérieure). Sur saisine du ministre, l’ABP soumet des propositions, sous forme de vues en plan et de visuels 3D, parfois avec un mood board. Le choix du mobilier tient compte de l’environnement, moderne ou ancien, et est adapté aux désidératas du ministre, explique l’ABP dans un email. Sur le relevé des dépenses ministérielles en matière de meubles depuis 2013, seul Jean Asselborn a demandé une restauration de son salon style Louis XVI. Les ministres luxembourgeois préfèrent le mobilier de style contemporain. « Cette préférence s’explique par l’image moderne que véhicule ce mobilier, ainsi que par sa fonctionnalité améliorée et son caractère ergonomique », relate l’ABP.
Sollicitée par le Land, l’ancienne ministre des Finances, Yuriko Backes, rappelle qu’elle a toujours eu à cœur d’assurer « une gestion responsable des dépenses ». Alertée par nos demandes, la récemment nommée ministre des Travaux publics a donné instruction d’indiquer le prix du mobilier au ministre de manière systématique (il n’était jusque-là que communiqué sur demande) : « Le choix final doit être approuvé par ce dernier explicitement et en connaissance de cause ». Le ministère dit ainsi travailler actuellement avec l’Administration des bâtiments publics sur un cadre de nouvelles règles à mettre en place pour améliorer la cohérence en la matière, « tout en maintenant une gestion saine des deniers publics », mais aussi en assurant « une représentation professionnelle appropriée » pour un bureau ministériel, complètent les services de Yuriko Backes. p