On ne peut mieux caractériser les salles de la Fondation Giacometti, rue Victor-Schoelcher, à Paris-Montparnasse, à côté du cimetière où l’autre jour on a inhumé Pierre Soulages, que ne l’a fait la photographe Sophie Ristelhueber, « cet espace tout en recoins à l’opposé du white cube », avant qu’elle n’ajoute avoir profité de cette contrainte « pour entrer dans l’intimité d’une œuvre ». Intimité passée à cette exposition, plus encore que d’habitude, puisque la confrontation, le dialogue des deux artistes plutôt, porte sur les deux bouts de la vie, l’enfance, la mort, leur ambivalence, leur représentation. Le titre choisi par Sophie Ristelhueber, d’après l’une de ses photographies, n’est pas français, Legacy, elle a choisi le mot anglais pour sa polysémie, héritage, souvenir, passage.
Le visiteur, dès l’entrée, depuis 2018, fait face à l’atelier d’Alberto Giacometti, tel qu’il a été dans le même quartier, rue Hippolyte-Maindron, petit espace de 23 mètres carrés, avec ses sculptures, ses outils, son mobilier, même les murs peints. Rare et émouvant témoignage, et l’on ne peut imaginer meilleur prélude à l’exposition. Celle-là, tout à côté, dans le cabinet d’arts graphiques, entre de suite dans le vif du sujet, c’est-à-dire à rebours. Dans une vitrine, au milieu, Ristelhueber a choisi plusieurs petites têtes sculptées par Giacometti, des plâtres, couchées dans du papier blanc, elles en ressortent comme de vagues légères, d’ondulations, de plis. Quelques-unes sont reproduites au mur, avec d’autres photographies, plus anciennes, prises durant des opérations chirurgicales. Autant de « visages aspirés », pour reprendre les mots de Jean Genet, autant de figures de gisants, et le même Genet rêvait d’une sculpture réalisée pour être enterrée et « la proposer aux morts ».
Des dessins de Giacometti se situent sur des lits de mort, entre autres pour sa sœur Ottilia, pour Georges Braque ; et si l’exposition n’a pas recours à Hodler, cet autre Suisse obsédé par la mort, comment ne pas penser à l’extrême attention qu’il a portée quasi amoureusement à la dégradation au chevet de Valentine. Toujours la mort, avec des photos dont Ristelhueber cette fois n’est pas l’autrice, avec Proust, les enterrements de Giacometti lui-même, de Tolstoi. Et puis il est cette huile sur carton, lumineuse de couleurs, qui tranche de la sorte, elle date de 1920 et montre son frère Bruno malade, dans un ensemble de portraits du plus bel éclat, face aux plâtres égrenant de même les membres de la famille, face aussi aux portraits, plus tard, dans des tons noirs et gris.
C’était Stampa pour Giacometti, dans le canton des Grisons, à cette origine, cet enracinement correspond pour Ristelhueber la maison de famille à Vulaines, en Seine-et-Marne. Un véritable travail sur la mémoire s’amorce, prend de l’envol, et dans l’exposition de se répondre. D’où le titre lié à tel polyptyque de Sophie Ristelhueber : des photographies qui ensemble font près de trois mètres de largeur, des paysages percés par deux portraits, l’un de la grand-mère paternelle de l’artiste, l’autre d’elle-même. Avec des liens qui de la sorte de tissent au sein de la famille, s’en élargissent, ouvrent à la rêverie, à l’imaginaire. Comme le font les deux Grands Paysages, très récents, avec leurs citations de Tolstoi et de Giacometti.
La salle de consultation, c’est un peu le point d’articulation des recoins de la fondation mentionnés par Sophie Ristelhueber. On aime à s’y attarder, plus que jamais avec la Grande Tête, de 1960, de Giacometti, et en face une photographie tout aussi géante qui remonte à la guerre des Balkans, extraite de la série Every One, de 1994, réalisée dans un hôpital militaire, des corps, une autre tête en l’occurrence, saisie en gros plan. Près de l’œil, elle porte une cicatrice, réparation d’un coup tout opposé à ceux du canif du sculpteur. L’un aurait pu être mortel, les autres animent la matière, donnent la vie. Ailleurs, dans la Tête sur tige, de 1947, la mort est de retour, avec l’agonie d’un ami de Giacometti, et l’effroyable bouche grande ouverte.