Portrait de l’Islande, oasis culturelle

Combler le silence

d'Lëtzebuerger Land du 12.10.2012

« It’s oh so quiet, it’s oh so still... » Située au milieu de l’Atlantique du Nord,entre les îles Féroé et le Groenland, l’Islande est une île plutôt isolée, du moins géographiquement. Avec ses 320 000 habitants, elle compte parmi les pays les moins densément peuplés du monde. Le pays s’est placé au centre de l’attention européenne quand le secteur bancaire islandais, sidéré, était un des premiers à s’effondrer pendant la crise financière de 2008 ; un pays qui, avant cette date, était probablement connu davantage pour sa nature époustouflante et pour ses divers phénomènes musicaux comme Björk et Sigur Rós que pour son économie. Depuis, le pays est beaucoup plus exposé sur le plan international et le tourisme a pris encore plus d’élan.
Mais l’Islande fait aussi preuve d’une immense panoplie culturelle. La petite capitale sympathique de l’île, Reykjavík, et ses environs abritent non seulement deux tiers de la population islandaise, mais aussi un nombre surprenant d’établissements culturels pour une ville de cette taille. Sur Laugavegur, une des rues principales, on a droit au même spectacle chaque vendredi et samedi soir quand la population locale se lance dans les bars et les boîtes de nuit de la ville pour célébrer le weekend. Il y a un concert dans un des nombreux bars presque tous les soirs.
Musicalement, l’Islande regorge de talents. La scène musicale islandaise éclectique est loin de se composer seulement d’érudits ; bien au contraire, de nouveaux jeunes groupes talentueux s’ajoutent à l’assortiment musical à un rythme vertigineux. Depuis 1982, une des sources de talent est la compétition musicale annuelle Músíktilraunir, où les groupes islandais prometteurs se confrontent. De nombreux groupes sortant de ce concours se sont plongés dans des carrières musicales engageantes, notamment Agent Fresco ou Mammút. En 2010, c’était Of Nonsters and Men, groupe de folk contemporain à la Mumford and sons, qui a remporté la victoire de cette compétition. Depuis, le groupe a connu une réussite fulgurante : il a signé un contrat avec Universal Records et vendu plus que 100 000 disques. Récemment Of Monsters and Men a même été nominé pour un MTV Video Award.
Le paysage musical s’articule aussi à travers les nombreux festivals. Iceland Airwaves, un festival de musique qui a débuté low-key dans un hangar d’avion en 1999, est désormais un des festivals européens les plus branches : cette année, Airwaves avait déjà épuisé sa vente de tickets plus que deux mois avant le début des combines. La programmation de 2012 (du 31 octobre au 4 novembre) mélange des nouveautés internationales telles que Me and My Drummer et Ghostpoet avec des habitués locaux comme Retro Stefson et FM Belfast.
Si Iceland Airwaves est indéniablement à la hauteur de festivals européens, c’est la présence de petits festivals musicaux dans des endroits hors du commun qui rend la scène islandaise extraordinaire. En juin 2012, le premier festival au nom imprononçable Þjórshátíð (ça donne un peu près « Thjorshautith ») a pris place dans le sud-ouest de l’île, près du volcan Hekla. Organisé en premier lieu comme initiative pour sauver la plus grande rivière d’Islande, Þjórsa, de la construction d’un barrage, ce festival a attiré un nombre appréciable de gens pour sa cause. En tant qu’étrangère entourée d’autochtones, c’était une expérience véritablement magique. Sept ou huit groupes, dont Valdimar, Lovely Lion et Boogie Trouble, ont joué sur une scène minuscule en bois au milieu de la nature avec un volcan couvert de neige en arrière-plan. Ce festival ne représente pas d’exception: Rauðasandur et Aldrei fór ég Suður dans les Fjords de l’Ouest et Big Chill Festival sur la péninsule Snæfellsnes comptent parmi les autres événements minimalistes musicaux à ne pas manquer; bref, on n’en finit pas !
En 2011, un nouveau bastion culturel est venu s’ajouter à Reykjavík. Harpa, un bâtiment conçu en partie par l’artiste islandais Olafur Eliasson, abrite trois salles de concerts de différentes tailles, ainsi qu’un centre de conférence. Cet investissement, récemment appelé « un symbole de la guérison économique islandaise » par la NY Times, a fourni une plateforme longuement attendue pour la réalisation de grandes productions théâtrales comme Les Misérables ou l’accueil de grandes stars internationales telles qu’Elvis Costello.
D’autre part, le domaine du film a lui aussi fleuri récemment. Le cinéma islandais compte parmi ses réalisateurs les plus connus notamment Baltasur Kornakur, célèbre pour son adaptation du livre culte 101 Reykjavík, ou encore Dagur Kári, auteur de Noi Albinoi. Children of Nature, film de Friðrik Þór Friðriksson racontant l’histoire de deux vieillards qui fuient la capitale pour mourir dans la campagne islandaise, a même été nominé dans la catégorie du Meilleur film étranger pour les Oscars en 1991. Depuis 2004, le RIFF, Reykjavik International Film Festival, accueille les espoirs cinématographiques européens, et le plus petit  festival Shorts & Docs s’engage à présenter des courts-métrages et documentaires prometteurs au public.
En ce qui concerne les musées, ils y en a dans les villages les plus minuscules – et les expositions qu’on y trouve sont souvent très bizarres. Dans le petit village de Holmavik, situé dans les fjords de l’Ouest, se trouve par exemple le Museum of Sorcery and Witchcraft qui abrite une petite exposition sur la sorcellerie, la superstition et le mysticisme islandais au XVIIe siècle. Parmi les pièces les plus étonnantes figurent les  « necropants » – une paire de jambes en peau humaine qu’on était censé enfiler pour accroître sa fortune. À Höfn, un petit village sur la côte sud, un couple a acheté une vielle piscine pour exposer leur collection de 4 000 pierres. Eh oui, il faut bien trouver des choses à faire. Finalement le  Sea Monster Museum, qui retrace l’histoire de  « fjörulalli », « hafmaður », « skeljaskrímsli » et « faxaskrímsli », les monstres des mers qui hantent les fjords de l’Ouest, se trouve à Bildudalur.
Finalement, l’Islande a aussi produit une littérature raffinée. Les sagas islandaises, notamment la saga de Njall le Brûlé, datent des Xe et XIe siècles, mais sont toujours très populaires. Parmi les auteurs plus contemporains, on compte Haldór Laxness, qui a même reçu le Prix Nobel de littérature en 1955, et Sjón, qui lui a reçu l’Independent Foreign Fiction Prize pour son roman The Blue Fox en 2009. C’est quand même plutôt remarquable pour ce petit pays !
Mais d’où vient ce dynamisme culturel ? D’où provient cette exceptionnelle individualité qui s’articule à travers diverses sphères artistiques ? Le désir de s’exprimer pourrait-il être lié précisément à  l’isolement et à l’exposition à une nature indomptée ?
En traversant les paysages sublimes islandais, ornés de cascades, de glaciers, de geysers et de montagnes, on plonge dans un environnement lunaire, dépaysant, mais extraordinairement beau. Dès qu’on quitte la capitale, la route 1 qui fait le tour de l’île s’étend à perte de vue. Les villages sont beaucoup moins fréquents et on a parfois l’impression de voyager à travers un paysage inhabité. Ce sentiment est particulièrement présent dans les fjords de l’ouest, la partie la plus isolée de l’île. Le tourisme n’a que véritablement débuté dans ces fjords il y a quelques années. D’une beauté naturelle resplendissante, c’est aussi un environnement extrêmement dur. Pendant l’hiver, le temps imprévisible rend la circulation en voiture très difficile. Le résultat est évidemment l’isolement plus ou moins complet des petits villages comme Bildudalur, Flateyri et Holmavík. D’ailleurs, la population de ces fjords a constamment diminué depuis 1920 et ne compte aujourd’hui plus qu’environ 7 000 habitants.
À la base, le silence qui accompagne ce genre d’isolement effraie un grand nombre de personnes. Les vastes espaces vides, la nature sauvage et nue, le manque de gens, tout cela est souvent ressenti comme angoissant. Dans un monde où, depuis 2008, plus de cinquante pour cent de la population mondiale vit dans des milieux urbains, rien ne semble plus bizarre que d’écouter le silence. En Islande, par contre, le silence semble inspirer aux humains la création. Là-bas, on comble le vide. Le vide qu’inspire ce silence a certes le pouvoir de les submerger, mais ils en tirent une force. Ils le « repeuplent » avec leurs propres idées.
Thomas Clémenceau, Français établi à l’étranger et travaillant pour le RIFF, estime que « le côté insulaire où tout le monde se connaît enlève pas mal d'inhibitions, et les savoirs se transmettent plus rapidement. Les réseaux sont plus denses eux aussi, et les conditions de vie hivernales sont plutôt propices au repli pour des activités intérieures. »
Mais quel rôle l’État joue-t-il dans toute cette histoire ? En comparaison directe avec le Luxembourg, l’Islande a, en 2010, soutenu le domaine culturel, éducatif et religieux avec 3,7 pour cent de son PIB. Le Luxembourg n’a dépensé que 1,8 pour cent de son PIB pour la promotion culturelle. Ces chiffres démontrent que proportionnellement, l’État islandais subventionne et encourage le domaine culturel davantage que notre grand-duché.
On pourrait ainsi conclure que la proximité de ce paysage sauvage et d’une terre aussi vivante a amené les Islandais à développer une immense créativité dans le domaine culturel, et cela depuis longtemps – et que l’État joue un rôle crucial en soutenant ces efforts. Les sagas islandaises sont peut-être la preuve la plus ancienne d’une population avide d’écrire et de créer. Sa nature indomptée et son côté insulaire, l’isolement : tout cela fait partie intégrante de la culture islandaise, et de son articulation. Un pays véritablement remarquable. Fara til það !

Sarah Pepin
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