Aujourd’hui plus que jamais, le dictat de la beauté induit inexorablement aliénation sociale et uniformisation excessive des masses. Voici qui peut résumer le postulat de départ sur lequel se base Le Moche, dernière réalisation de Fabienne Zimmer au Théâtre Ouvert de Luxembourg, qui semble assumer pleinement son orientation populaire avec une farce bruyante à l’humour suranné, sinon joyeusement ringard.
Lette est laid, incroyablement laid, catastrophiquement laid. C’est un fait certain, si certain que personne n’a jamais pensé à lui en faire part, ni son épouse, ni ses collègues de travail, jusqu’au jour où son supérieur lui annonce la nouvelle : avec une tête pareille, il ne pourra jamais vendre sa dernière invention à la grande conférence annuelle dédiée au secteur. L’homme tombe des nues, d’autant plus que sa femme – qui l’aime cependant « pour tout le reste » – appuie sans sourciller plus d’une minute cette déclaration sordide et sans filtre... Une fois le choc initial passé, Lette n’aura alors de cesse que de transformer son apparence afin de devenir un véritable Apollon. Une fois l’impossible transformation opérée par un fantasque spécialiste italien, tout sourit alors à l’ancien vilain petit canard : sa charmante femme le désire comme jamais, tout comme les autres femmes présentes lors des nombreux salons professionnels où il se rend à présent avec l’aval complet et complice de sa hiérarchie, elle aussi charmée par le nouveau visage parfait de son ingénieur.
Mais tout cela est à son image : trop beau pour être vrai, et le séducteur tardif s’en rendra vite compte... Pour incarner Le Moche, Finn Bell est le seul sur scène à se cantonner à son rôle avec l’intensité parfois excessive qu’on lui connait. Les autres personnages sont doubles, miroirs tordus séparant sa vie d’avant de celle d’après l’opération. Claude Frisoni est le patron et le chirurgien roublard, Aude-Laurence Biver l’épouse confuse et la vamp plastique qui n’aspire qu’à mettre l’ancien laideron dans son lit et Jean-Marc Barthélémy le fils soumis et homosexuel de cette dernière – dont il partage le fantasme – lorsqu’il n’est pas le collègue frustré et jaloux.
Chacun passe d’un personnage cliché à l’autre de manière distincte, puis de plus en plus chaotiquement, mais toujours avec beaucoup de bruit, suivant la descente aux enfers de celui que ne voulait que cesser d’être laid, le tout dans une ambiance potache, usant d’humour linguistique un peu passé – « Ca fait maaal ! - C’est normaaal ! » , « Mon patient s’impatiente ! » – et de comique de situation pas franchement plus moderne... Le couple incarnant la vamp lubrique et son étrange fils constituent clairement la force comique de la pièce, leur stéréotype fonctionnant grâce à la complicité et la qualité de jeu des deux comédiens, mais le vociférant chirurgien plastique à l’accent risible et aux tenues criardes tous droit sortis d’un show télé comique des années quatre-vingt agace bien plus qu’il ne fait sourire. Il ne manquait qu’un micro défaillant pour achever les tympans de l’audience, c’est à présent chose faite.
Mais c’est cependant et étrangement le dernier quart de cette création adaptée d’un texte de Marius Von Mayenburg qui étonne par sa cohérence, entre autres parce que l’hystérie collective est à ce moment justifiée. La mise en scène, le décor simple mais modulable, l’intention : tout donne enfin l’impression de se mettre en ordre alors que l’esprit de Lette tombe lui dans la folie, dépassé par les autres « lui » et dont le visage est à présent réalisé sur des centaines d’autres hommes complexés. Dans ce maelström final, il se retrouvera face à son image, il décidera de s’aimer, peu importe la suite des événements... La salle dans sa majorité rit et applaudit : si Le Moche a difficilement réussi à interroger sur « l’aspiration au mythe faustien de la beauté et de la jeunesse éternelle poussée jusqu’à l’absurde » sérieusement, il aura au moins su toucher son public.