Interview avec le directeur du Statec Serge Allegrezza sur les vulnérabilités du Grand-Duché et le tropisme de la dette

« Le dialogue social s’est dégradé en joutes de Powerpoint »

d'Lëtzebuerger Land du 05.06.2020

d’Land : La pandémie a-t-elle changé les relations, traditionnellement marquées par une certaine méfiance, qu’entretiennent les milieux politiques avec le monde de la recherche ?

Serge Allegrezza : À propos de la recherche, tout le monde disait : « C’est bien, mais son utilité… bof… on ne voit pas trop ». Et bien là, on l’a vue. Une toute nouvelle cohorte d’experts est apparue, avec à sa tête des virologues et des épidémiologues. Ils se sont mis à disposition de l’État et ont pris le devant de la scène. Les « taskforces », qui se sont constituées de manière spontanée, ont aidé le gouvernement – et surtout le ministère de la Santé dont les moyens sont limités – à structurer sa pensée et à s’organiser. Des personnes accréditées avaient accès à une plateforme sécurisée contenant des données mises à disposition par le ministère de la Santé. On n’avait pas le droit d’en sortir des informations ou de publier, mais c’était un vrai bouillonnement intellectuel, une expérience extrêmement enrichissante.

Le Statec a-t-il été capable de fournir les données et prévisions que demandait le gouvernement ?

Lors de réunions au ministère de l’Économie, les mêmes questions revenaient sans cesse : Quel sera l’impact de la crise ? Quelles branches économiques seront touchées ? Quelle est leur capacité de résistance ? On n’arrêtait pas de me téléphoner, de me harceler. Je devais expliquer que nos employés avaient besoin de temps pour conclure leurs analyses. Dans toute crise, on évolue dans une discordance des temps. La politique veut décider rapidement, tout de suite, et elle exerce une très grande pression. Mais nous, derrière, on est ralenti par un flux de données lent, au rythme mensuel ou trimestriel. On s’est dit : « Never again ». À l’avenir, en cas d’une guerre, d’une pandémie, d’un attentat ou d’une panne longue d’Internet, il va falloir être capable de produire rapidement l’information utile aux décisions collectives. C’est une des leçons qu’on a tirées. Nous avons lancé des projets liés aux données en temps réel et à haute fréquence ; du big data issu de la mobilophonie, des paiements par carte, des réseaux sociaux… Il s’agit d’un vrai basculement, d’une autre façon de faire la statistique. La difficulté sera de relier ces données du « now casting » aux indicateurs traditionnels comme le PIB.

En 1974 et en 2008, des crises avaient frappé au cœur même de l’économie luxembourgeoise. Peut-on tirer des leçons de ces expériences ?

C’est une crise totalement différente. Voilà pourquoi, conceptuellement, nous sommes relativement désarmés. La crise sidérurgique et financière que vous mentionnez exprimaient des contradictions internes au système. L’histoire économique est remplie de telles crises, elles reviennent avec une certaine régularité. Ici on a une crise d’un type nouveau, anthropocène, qui se rapproche de la crise climatique. La pandémie est une crise exogène issue d’interactions entre le système socio-économique et l’environnement. La nature n’est pas en symbiose avec nous. Certes, nous faisons partie de la nature, mais la nature a ses propres règles, et celles-ci peuvent être extrêmement hostiles aux hommes.

Aux premières semaines du confinement, alors que la prévalence du nouveau coronavirus restait très élevée, c’étaient les frontaliers qui faisaient tourner la boutique. Faudra-t-il refonder le contrat social qui relie le Luxembourg aux régions frontalières ? Ou, du moins, trouver de nouveaux arrangements ?

Tout le monde a désormais compris l’importance des frontaliers, et cela me réconforte. Ces dernières années, on semblait surtout se plaindre du fait que le frontalier ne savait pas dire « croissant » en luxembourgeois. Aujourd’hui, on s’est bien rendu compte que lorsque soixante pour cent du personnel hospitalier sont frontaliers, il faut se poser des questions. Le Luxembourg aurait tout intérêt à ce que les infirmiers, informaticiens, médecins et autres personnes travaillant dans des activités essentielles vivent au sein de ses frontières. Faire de ces frontaliers des résidents, ce serait la solution simple. Mais là nous sommes rattrapés par la crise du logement. Il faudrait d’abord résoudre nos propres problèmes d’urbanisation, de mobilité et d’aménagement du territoire. On a traîné tout cela durant des décennies par peur de la surpopulation, d’être submergés par les étrangers. Maintenant on paie les frais de ce choix politique par défaut.

Durant le confinement, environ 70 pour cent des actifs ont continué à travailler en mode « home-office ». Ceci a été permis par un deal fiscal conclu avec les pays-voisins, reconductible mensuellement. Sans ce petit geste diplomatique, une bonne partie du secteur tertiaire aurait crashé…

Notre gouvernement a beaucoup œuvré pour convaincre nos pays-voisins de ne pas nous asphyxier. Mais en fin de compte, cela nous rappelle notre vulnérabilité, notre faiblesse. On voit à quel point nous avons besoin de règles européennes ou au moins de bien nous entendre avec nos voisins. Il va falloir lancer des discussions bilatérales sur beaucoup de questions. Mais elles risquent de toucher un certain nombre d’avantages, notamment fiscaux, que nous nous sommes arrogés au cours des dernières décennies. Ce seront des discussions assez pénibles, mais on se rend compte qu’il faudra passer par là si on veut éviter qu’une prochaine crise aboutisse à une catastrophe. Un petit pays ouvert comme le nôtre doit l’essentiel de sa prospérité aux échanges avec l’extérieur. Le marché intérieur est crucial. Pas seulement pour la circulation de la force de travail, mais également des marchandises, services et capitaux. Je pourrais vous citer l’exemple d’une grande entreprise luxembourgeoise qui a eu beaucoup de mal à rapatrier des désinfectants retenus par les douaniers des pays-voisins. Il ne faut pas se leurrer : le marché intérieur n’a pas bien fonctionné durant cette crise.

La pandémie a-t-elle révélé les forces, peut-être insoupçonnées, de l’appareil d’État ?

Oui, on peut fêter le retour de l’État. On a vu qu’un État bien organisé est capable de répondre de façon efficace à ce genre de crise. Je vois cela de l’intérieur et il y aurait évidemment beaucoup de choses à améliorer, mais on s’est rendu compte qu’on pouvait faire confiance aux cadres des administrations et des ministères. Ils ont pris les devants malgré des instructions qui étaient très générales. On avait également la chance que beaucoup d’entreprises sont encore sous le contrôle de l’État. La Poste a ainsi été déclarée activité essentielle, les facteurs étaient sur les routes, les ingénieurs ont continué à faire fonctionner les réseaux. Imaginez ce qui serait arrivé si la Poste n’avait pas investi dans ses infrastructures et si Internet avait cessé de fonctionner durant le confinement ? En même temps, il est devenu apparent que la politique a trop écouté l’ire de la vox populi en se focalisant sur les seuls problèmes visibles comme le trafic et la mobilité. Le gouvernement a perdu de vue qu’il fallait développer l’ensemble des infrastructures publiques, à commencer par la Santé. On manque d’un hôpital, au moins.

Pour financer les mesures d’aide, le Luxembourg passera par l’endettement. On pourrait dire que tant que le Luxembourg peut emprunter à taux négatif, rien de grave à cela.

J’ai toujours été partisan d’une plus grande dette publique. En fait, tant que les taux d’intérêt restent bas, cela ne coûte rien. Les investissements publics font quatre pour cent du PIB, j’ai toujours estimé que ce n’était pas suffisant pour un pays qui croît aussi rapidement que le nôtre. Je plaidais donc pour un emprunt populaire de plusieurs milliards d’euros que l’État investirait dans les infrastructures, leur planification et leur gestion. Mais au Luxembourg, dette rime toujours avec « Schuld » ou « Sünde ». Aucun politicien, aucun économiste n’arrivera à contrer ce tropisme. Or, là on va s’endetter à hauteur de cinq ou six pour cent du PIB pour soutenir la consommation et l’activité. Je crains que la marge de manœuvre qu’on avait pour faire un grand bond, on vient de la perdre. Si par le passé on avait décidé de s’endetter plus, on aurait pu réduire les goulets d’étranglement plus rapidement. Ce que je crains maintenant, c’est que la dette publique et les déficits publics seront suivis par une forme d’austérité qui ne dit pas son nom. Il y aura une énorme pression, vous verrez. Peut-être pas l’année prochaine mais elle viendra tôt ou tard. C’est un pari que je fais.

Croyez-vous à une renaissance de la Tripartite pour négocier la sortie de crise ? Ou l’institution est-elle désuète ?

Si on croit à l’action collective, la Tripartie n’a jamais été désuète. Beaucoup de choses qu’on croyait passées de mode ont finalement bien tenu. L’action de l’État, les infrastructures publiques, cela paraissait vieux jeu, mais cela n’a jamais été si moderne, si indispensable qu’aujourd’hui. Mais encore faudra-t-il que les acteurs du dialogue social soient prêts à s’y lancer. Si la Tripartite a été un si grand succès au lendemain de la crise sidérurgique, c’est qu’il y avait un consensus, très largement partagé, de travailler ensemble. Aujourd’hui, on ne sent plus cette volonté. Elle n’est pas entièrement absente – je pense que les acteurs sont conscients qu’ils devraient faire quelque chose –, mais il n’y a pas cet enthousiasme. Je le constate avec beaucoup de tristesse. Le dialogue social s’est dégradé en joutes de Powerpoint. Ce n’est plus un dialogue mais un concours de beauté. Aujourd’hui, il y aurait une vraie chance pour le dialogue social à trois. Ce serait le moment de négocier un plan de redressement, de résilience, de cohésion sociale. J’espère que, plutôt que de rester en retrait, les responsables politiques abandonnent leur neutralité, prennent les devants et relancent le dialogue social.

On demande souvent quand un retour à la normale sera possible, sans se poser la question si un tel retour est souhaitable.

Une de mes grandes craintes, c’est que nous ne tirions pas les leçons de cette crise. Je sens une pression de revenir à une sorte de normalité, de rétablir le monde d’avant. Mais nous devons prendre suffisamment de temps pour analyser ce qui nous est arrivé : Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour devenir plus résilients à l’avenir ? Si par exemple le télétravail retombait à son niveau d’avant-crise, c’est que nous n’aurions vraiment rien appris.

En cas de deuxième vague, un reconfinement sera-t-il envisageable d’un point de vue politique et économique ?

Je ne crois pas du tout dans un reconfinement. D’abord parce qu’un nouveau confinement serait impayable. Ensuite parce qu’on a appris beaucoup de choses entretemps. On sait à quel point les gestes barrières sont essentiels. On devrait d’ailleurs, comme l’a remarqué très intelligemment notre Comité consultatif d’éthique national, introduire une tracing app. Je n’ai toujours pas très bien compris pourquoi notre gouvernement reste tellement réticent à l’idée. Je perçois le problème philosophique des libertés individuelles, mais il faut garder le sens des priorités collectives.

Bernard Thomas
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