Auteur d’une biographie consacrée au professeur en archéologie chrétienne Jean-Pierre Kirsch (1861-1941), l’historien de l’Église Édouard Molitor (1912-1999) retient à plusieurs reprises le degré de popularité dont jouit l’université de Fribourg auprès de la population estudiantine luxembourgeoise. Comme Kirsch y a assuré son professorat entre 1890 et 1932, Molitor prend soin d’associer le savant clérical luxembourgeois à cette « success story » luxo-helvétique :
« In Luxemburg trat Mgr Kirsch […] mit den übrigen Freunden und Bekannten wieder in Beziehung. Zu ihnen gehörten an erster Stelle seine ehemaligen geistlichen Schüler. Zu ihnen gehörten auch all diejenigen, die einmal an der Alma Mater Friburgensis goldene Tage verbracht hatten. Ihre Zahl war mit den Jahren keine geringe geworden, weil die Persönlichkeit unsers gelehrten Landmannes dauernd Luxemburger nach Freiburg gezogen hatte » (Molitor 1956 : 94-95).
Un monde si proche et familier
Les Luxembourgeois qui visitent pour la première fois la ville de Fribourg sont tout d’abord frappés par les ressemblances topographiques entre la cité helvétique et Luxembourg-ville. Les centres historiques de ces villes-forteresses depuis les temps moyenâgeux surplombent des vallées encaissées, où les faubourgs se situent au bord de rivières comme la Sarine à Fribourg ou l’Alzette et la Pétrusse à Luxembourg. Considérées comme belles et pittoresques, les deux villes, malgré leurs statuts de chef-lieu de canton helvétique ou de capitale grand-ducale, constituent à l’époque de petites entités urbaines à l’allure provinciale.
En 1890, quand Jean-Pierre Kirsch entame son professorat à l’université de Fribourg, la ville du pays d’Uechtland compte 12 000 habitants, pour atteindre le cap de 20 000 personnes en 1910 et de 21 500 résidents en 1930. Ces deux derniers chiffres correspondent à quelques unités près au total de la population de la « Stad Lëtzebuerg » en 1900. Comme Fribourg, Luxembourg est également une ville de culture catholique, de même qu’elle constitue un point d’intersection entre les civilisations germanique et franco-latine. Ce qui amène l’abbé Molitor à affirmer qu‘« alles was Bildung und Intelligenz besitzt, spricht dort wie hier deutsch und französisch » (Molitor 1956 : 40).
Toutes ces analogies, tant sur le plan géographique que culturel et idéologique, font de l’unique université catholique en terre helvétique une cité académique appréciée et recherchée par les étudiants grand-ducaux, du moins pour certains ! En premier lieu pour ceux qui cherchent une ville universitaire à l’étranger un tant soit peu proche et familière. Originaires d’un petit pays dépourvu de toute structure académique, d’aucuns voient dans cette petite université de province une alternative rassurante aux milieux intellectuels bouillonnants des universités de prestige installées dans les métropoles européennes comme Paris, Berlin ou Vienne.
Une attitude que l’on ne saurait d’ailleurs imputer aux seuls Luxembourgeois. Dans son « Lesestück » au titre bien évocateur Krötenarie. Als Liechtenstein reich wurde, Stefan Sprenger fait dire à Theres Büchel, la mère du futur étudiant en droit Ossi Büchel : « In Innsbruck versumpfst du mir, und in Zürich gerätst du unter die Protestanten. Geh nach Fribourg, lernst noch anständig Französisch » (Sprenger 2018 : 17). Une remarque que l’on n’aurait pas de peine à s’imaginer dans une œuvre littéraire portant sur les élites conservatrices luxembourgeoises entre la Belle Époque et la Seconde Guerre mondiale !
En parcourant les biographies d’anciens « Fribourgeois » grand-ducaux, nous remarquons que beaucoup sont issus de la campagne luxembourgeoise où catholicité et culture rurale ont marqué leur enfance et adolescence. C’est le cas entre autres pour Jean-Pierre Kirsch, né à Dippach, Nicolas Weyrich d’Itzig, Joseph Zettinger de Moestroff, Nicolas Didier de Rodenbourg-lès-Junglinster, Émile Donckel d’Eschweiler-lès-Junglinster (.
Ces ecclésiastiques luxembourgeois font partie de cette nébuleuse sociologique que nous convenons d’appeler le milieu clérico-académique. Et leurs trajectoires intellectuelles doivent beaucoup à l’université catholique de Fribourg et à leur maître compatriote Jean-Pierre Kirsch.
La première université d’un canton catholique suisse
Comme nous l’avons signalé dans notre article de la semaine passée, le jeune Jean-Pierre Kirsch commence en 1890 sa carrière de professeur à Fribourg, au sein d’une université récemment créée. Haute école aux structures académiques embryonnaires, celle-ci n’est guère appréciée par les milieux libéraux et protestants helvétiques.
Le Tagblatt der Stadt St. Gallen n’hésite pas à la qualifier comme étant « [eine] mit dem Titel ‘Universität’ aufgeputzten Rumpfschule » (cit. par Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 84), tandis qu’un pamphlet zurichois intitulé Welche Gefahr droht der Schweiz von der Universität Fribourg ? met les lecteurs en garde contre les prétendus dangers et dérives tant idéologiques que politiques et culturelles émanant de la nouvelle université fribourgeoise :
« Die Gefahr ist eine umso grössere, als an der betreffenden Hochschule der Inquisitionsorden [Dominikaner – OP] die erste Rolle spielt. Wird das Schweizervolk diese Pflegestätte des Fanatismus und einer im Dienste des Ultramontanismus stehenden Gelehrsamkeit fernerhin dulden? » (cit. par Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 84). Selon l’historien Urs Altermatt ces réactions s’expliquent par le fait que « Freiburg hatte lange mit dem Vorurteil zu kämpfen, dass an einer katholisch geprägten Hochschule freie Lehre, Wissenschaft und Forschung schwer möglich seien » (Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 84). Tout au moins à ses débuts, puisque jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, la jeune institution universitaire connaîtra un « kontinuierlicher Ausbau », qui lui permet finalement de revêtir l’allure « einer internationalen katholischen Hochschule mit provinziellem Schweizer Charme » (Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 111).
La création de l’université de Fribourg doit beaucoup à trois figures de proue du catholicisme et de l’ultramontanisme à l’époque du « Kulturkampf » helvétique ; un combat idéologique et politique se situant dans le sillage du conflit militaire que les cantons catholiques du « Sonderbund » avaient perdu en 1847 contre la plupart des cantons protestants défendant la Confédération suisse. Le trio, composé du chanoine Joseph Schorderet (1840-1893), de Caspar Decurtins (1855-1916) et de Georges Python (1856-1927), peut être considéré à juste titre comme le groupe fondateur de la haute école fribourgeoise, dont l’inauguration a eu lieu le 4 novembre 1889.
« À l’écoute de Schorderet qui avait été à la fois son initiateur politique et son père spirituel » (Barthélemy dans Ruffieux I 1991 : 143), Georges Python, directeur de l’Instruction publique du canton de Fribourg, s’engage particulièrement pour la création d’une institution universitaire bilingue au rayonnement catholique et au service d’une culture bilingue, dans la mesure où la ville de Fribourg se caractérise par « [l]a coexistence sur le pied d’égalité des deux langues allemande et française au sein de la population civile et dans les établissements d’enseignement […] » (Mémoire soumis à Sa Sainteté le Pape Léon XIII par le Gouvernement de l’État de Fribourg touchant la fondation d’une Université à Fribourg en Suisse – cit. par Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 51).
Pour Python et ses partisans, il ne saurait être toutefois question de créer une université catholique privée d’intérêt général selon le modèle français des « instituts catholiques » ou selon le modèle louvaniste en Belgique. Car, selon le directeur de l’Instruction publique, « [u]ne telle dénomination se heurterait et aux règles générales de la jurisprudence fédérale et à la situation spéciale du canton de Fribourg, qui professe dans sa grande majorité la religion catholique, mais qui compte néanmoins une minorité protestante équivalente au sixième environ de la population » (Python, cit. par Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 53).
Et d’ajouter : « Cette minorité ne manquerait pas de formuler des recours qui nous causeraient de sérieux embarras, ou d’exiger des compensations qui deviendraient onéreuses en même temps qu’elles accentueraient encore la distinction entre les adhérents des deux cultes. » Mais il s’agit de fonder une université d’État « compatible avec les prescriptions du droit public Suisse […] tout en assurant pour toujours à l’Église une influence prépondérante » (Python, cit. par Altermatt dans Ruffieux I 1991 : 53).
Un état de fait autant juridique que structurel et conceptuel qui amène l’historien luxembourgeois Victor Conzemius (1929-2017) à formuler la considération suivante : « Eine Kleinuniversität war das 1889 als katholische Universität auf Grund kantonalen Rechts gegründete, mit päpstlich-kanonischem Segen ausgestattete Freiburg in der Tat » (Conzemius 1992 : 395).
Université catholique de fait, bilingue de surcroît, et qui plus est, comptant en son sein un prélat professeur luxembourgeois, quoi de plus logique que la faculté de théologie de la haute école fribourgeoise accueille des étudiants ecclésiastiques luxembourgeois ? Ils y suivront les cours et séminaires de l’archéologue et patrologue Jean-Pierre Kirsch. Parmi eux, nous repérons les noms de clercs qui, avec le soutien de leur maître, entameront des carrières d’historien de l’Église au sein du diocèse de Luxembourg.
La filière cléricale Luxembourg-Fribourg : « Papa Kirsch » et ses poulains
Parmi l’un des premiers « geistlichen Schüler » de Kirsch, l’on repère le futur professeur d’histoire ecclésiastique au séminaire de Luxembourg Joseph Zettinger (1873-1956) qui a soutenu en 1900 sa thèse de doctorat à l’université de Fribourg sous le titre Die Berichte über Rompilger aus dem Frankenreiche bis zum Jahre 800. Quinze ans plus tard, c’est à Nicolas Didier (1881-1952) de présenter sa thèse portant sur l’humaniste Nicolaus Mameranus pour la publier au « Verlag Herder » de Freiburg im Breisgau.
Or, Nicolas Didier de Rodenbourg n’est autre que le cousin de Jean-Pierre Kirsch. Il n’est donc point trop téméraire d’affirmer que son inscription à l’université de Fribourg fut certainement encouragée par son cousin Jempi. Didier pourra profiter durant tout son séjour fribourgeois de l’enseignement et de maints conseils personnels prodigués par son illustre cousin. Quoi de plus logique pour Didier que de garder de bons souvenirs d’un séjour fribourgeois agrémenté par la bienveillance du cousin professeur ?
Après ses nominations aux postes de directeur du pensionnat Saint-Joseph d’Echternach et de professeur de doctrine chrétienne et d’aumônier au gymnase local, respectivement en 1921 et 1922, Didier ne manque pas d’encourager de jeunes bacheliers à poursuivre leurs études à l’« alma mater friburgensis », comme le souligne d’ailleurs l’historien de l’Église Victor Conzemius : « [Nikolaus Didier] der manchen Luxemburgern den Weg in das verträumte Städtchen an der Saane mit seiner Kleinuniversität und seiner romanisch-allemanischen Doppelkultur gebahnt hat » (Conzemius 1992 : 395).
Comme c’est le cas entre autres pour Émile Donckel (1904-1979) qui deviendra par la suite, selon l’historien Jean Malget (1931-2017), l’un des élèves les plus proches de Kirsch : « Mit ihm blieb er zeit seines Lebens eng verbunden. » (Malget 1979 : 102.) Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires en 1925 au gymnase d’Echternach, Donckel partira pour Fribourg où il habitera l’« Albertinum », convict [internat] tenu par l’ordre des dominicains.
Donckel fréquente durant ses études les cours et séminaires d’un dominicain belge, à savoir le théologien-philosophe Marc-Marie de Munnynck (1871-1945) ; de même qu’il profite des compétences historiographiques du médiéviste allemand Gustav Schnürer (1860-1941). Toutefois, sans minimiser l’apport important de ces deux érudits, il convient d’insister, selon Victor Conzemius, sur le rôle déterminant que Jean-Pierre Kirsch a joué dans le devenir intellectuel de son protégé : « [D]er eigentliche und bleibende wissenschaftliche Einfluß ging von J. P. Kirsch aus. Kirsch wurde der wissenschaftliche Mentor und persönliche Ratgeber von Donckel » (Conzemius 1992 : 395).
En témoignent les « Briefe von Prälat J.P. Kirsch an Émile Donckel », que Malget a publiées en 1979 sous le titre « Te in pace. In Memoriam Donckel Emile (1904-1979) ». C’est ainsi que le professeur en archéologie chrétienne s’adresse le 21 août 1930 au « Lieber Donckel » pour l’informer de son entrevue avec l’évêque de Luxembourg Pierre Nommesch (1864-1935) : « Heute war ich beim hochwürdigsten Herrn Bischof und sprach mit ihm wegen Deines Dr. phil. » Et de préciser : « Aber er wolle Dir doch die Freiheit lassen, falls Du noch ein Jahr nach Fribourg zurückkehren wolltest, um Dich in der philosophischen Fakultät immatrikulieren zu lassen und den Dr. phil. zu machen. »
Kirsch conclut entre autres avec les propos suivants : « Ich werde nach Echternach zu Dr. Didier für ein paar Tage in der nächsten Woche fahren, ehe ich nach Rheinböllerhütte reise. Vielleicht könnten wir uns dort an einem Tage sehen » (Lettre publiée dans Malget 1979 : 104-105). En d’autres termes, Kirsch rendra visite à son cousin Nicolas Didier avant de se rendre chez son frère et sa belle-sœur, le couple Nicolas et Olga Kirsch-Puricelli. Pour Émile Donckel, c’est avant tout la proposition d’une éventuelle entrevue avec son mentor fribourgeois Kirsch, auquel se joindra peut-être Nicolas Didier, son ancien directeur du pensionnat et professeur au gymnase d’Echternach, qui a dû retenir son attention.
Au-delà de son contenu purement informatif à l’attention de Donckel, la missive épistolaire nous permet d’appréhender la fonction de relais exercée au Luxembourg par des personnes proches de Jean-Pierre Kirsch. Partageant au début des années 1930 son temps entre l’université de Fribourg et l’Institut pontifical d’archéologie chrétienne à Rome (voir l’article « Un prélat académique » dans le Land du 22 mai 2020), Kirsch se doit d’avoir des personnes de confiance au Luxembourg afin d’aider au mieux Émile Donckel. Une tâche d’autant plus compliquée qu’il s’agit d’obtenir l’autorisation de l’évêque Nommesch (1864-1935) pour que le poulain de Kirsch puisse poursuivre sa formation à Fribourg et fréquenter ensuite l’institut romain, dont le directeur n’est autre que Jean-Pierre Kirsch.
Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que Kirsch ne ménage point ses efforts et engagements pour mener à bon port le projet doctoral de son disciple. Avec son usuelle formule de salutation « Lieber Donckel ! », le prélat luxembourgeois s’adresse le 17 septembre 1931 à son protégé. Passant son séjour annuel parmi les Kirsch-Puricelli à la « Rheinböllerhütte » dans le Hunsrück, il a hâte d’informer Donckel sur ses récentes entrevues au Luxembourg :
« Mit Präses Hentgen [Émile Hentgen (1880-1940), Seminarpräses] habe ich über Deinen Aufenthalt in Rom noch gesprochen. Er riet mir, dem hochwürdigsten Herrn Bischof jetzt von deinen 3 Jahren noch nichts zu sagen. Wenn Du einmal in Rom bist und Deine Studien am Institut für christliche Archäologie angefangen hast, wird es im nächsten Jahre sich leichter machen lassen, daß Du die Studien weiterführen kannst. Er wird die Sache betreiben und mir helfen, daß Du die Erlaubnis dazu bekommst. » Et d’ajouter : « Bis jetzt sind fünf regelmäßige Studenten für das 1. Jahr im Institut angemeldet » (Lettre publiée dans Malget 1979 : 105-106).
L’engagement de Kirsch en faveur de son disciple luxembourgeois va être à l’origine de plusieurs publications scientifiques. En 1932, Donckel soutient à Fribourg sa thèse dirigée par Gustav Schnürer : Studien über die Prophezeiung des Fr. Telesforus von Cosenza O.F.M (1365-1386). Puis, entre 1931 et 1933, il prépare sa licence en archéologie chrétienne à Rome avant d’y soumettre au début de l’année 1938 sa deuxième thèse doctorale : Außerrömische Heilige in Rom. Von den Anfängen unter Liberius bis Leo IV. (847).
D’une santé fragile, Donckel enseignera jusqu’en 1963 l’histoire de l’Église et la patrologie au séminaire de Luxembourg. À sa mort en 1979, il laisse une œuvre abondante, parmi laquelle il importe de relever Die Kirche in Luxemburg von den Anfängen bis zur Gegenwart. Malgré le fait que sa parution remonte à 1950, l’ouvrage de Donckel vient d’être qualifié par Georges Hellinghausen de « Standardwerk », et de « unverzichtbar » (Hellinghausen 2020 : 8).
Aux Zettinger, Didier et autres Donckel, il importe d’ajouter Richard Maria Staud (1891-1970). Né à Esch-sur-Alzette, Staud fréquente, à l’instar des deux derniers nommés, le gymnase d’Echternach, puis il passe les « Cours supérieurs » et intègre le Séminaire de Luxembourg pour recevoir finalement l’ordination presbytérale en 1915. Ce n’est qu’en 1917 qu’il s’inscrit à l’université de Fribourg pour y soutenir cinq ans plus tard, c’est-à-dire en 1922, sa thèse de doctorat sous la direction de l’historien de l’art Franz Friedrich Leitschuh (1865-1924). Fidèle à son passé epternacien, Staud a consacré son projet doctoral au sujet suivant : Die Abteikirche St. Willibrord in Echternach. Ein Beitrag zur Geschichte der frühromanischen Architektur.
Staud, contrairement à d’autres ecclésiastiques luxembourgeois issus de la haute école fribourgeoise, ne fera guère carrière au sein du clergé grand-ducal. Ce qui amène Victor Conzemius à formuler les propos suivants : « Weder klagend noch denunzierend hat Richard Maria Staud sich mit dieser Behandlung auseinandergesetzt. Andere mögen gedacht haben, es sei doch seltsam, daß ein Mann mit seiner Ausbildung zeitlebens als Pfarrer auf einem kleinen Dorf sitzen blieb » (Conzemius 1992 : 399).
Cette trajectoire modeste et discrète de Staud ne sera pas celle d’un autre disciple fribourgeois de Kirsch, à savoir le contesté historien de l’Église Joseph Lortz (1887-1975).
Jean-Pierre Kirsch : mentor et ami de Joseph Lortz
Le plus connu et réputé des élèves historiens de Kirsch est incontestablement Joseph Lortz. Natif de Grevenmacher, l’ancien élève du gymnase d’Echternach étudie au « Collegium Germanicum » à Rome entre 1907 et 1911. Plus tard, il poursuivra sa formation académique aux universités de Bonn et de Würzburg, après avoir fréquenté l’université fribourgeoise entre 1911 et 1913. Fin connaisseur de la biographie de Lortz, Victor Conzemius souligne que le natif de Grevenmacher doit à Kirsch le sujet de sa thèse de doctorat : « Bei seinem Landsmann Johann Peter Kirsch […] holte er sich das Thema seiner Dissertation (Tertullian) » (Conzemius 1992 : 390).
Bien que l’influence scientifique du prélat savant luxo-fribourgeois soit bien réelle et importante, il n’en demeure pas moins que « Lortz emanzipierte sich rasch von der ihm allzu positivistisch dünkenden Methode seines Lehrers […] » (Conzemius 1992 : 394). Ainsi, Lortz se voit également attiré pendant ses études fribourgeoises par le charisme intellectuel du dominicain Pierre-Marie Mandonnet (1858-1936), réputé pour ses « hinreißende[n] ideengeschichtliche[n] Vorlesungen über Kirchengeschichte » (Conzemius 1992 : 390).
Lortz tiendra également en très haute estime Fritz Tillmann (1874-1953), professeur de théologie morale à l’université de Bonn, ainsi que son « Habilitationsvater » Sebastian Merkle (1862-1945), historien de l’Église et théologien à l’université de Würzburg. La carrière académique de Lortz ne saurait donc s’expliquer que par la seule influence et l’unique soutien de Kirsch, ni par la seule qualité de la formation intellectuelle reçue à l’alma mater friburgensis.
Toutefois, à une époque où Kirsch est très pris par ses engagements à l’université de Fribourg et à l’Institut pontifical d’archéologie chrétienne à Rome, il ne manquera pas de proposer son remplacement à l’« alma mater friburgensis » par son ancien disciple compatriote. Comme en témoigne indirectement la lettre que Lortz adresse le 25 janvier 1928 à « Monsieur le Directeur Général » de l’Instruction publique du canton de Fribourg.
Lortz, qui était à cette époque « Privatdozent » à l’université de Würzburg, précise : « Monseigneur J.P. Kirsch de l’université de Fribourg me fait part de sa proposition déposée auprès de vous dans le but de me faire transférer la chaire de patrologie et d’histoire des dogmes dans cette université. » (Archives de l’État de Fribourg – AEF. Dossier Mgr. Kirsch Jean-Pierre.) Finalement, Lortz ne succédera pas à Kirsch et sa carrière académique, que l’on aurait pu s’imaginer helvétique, connaîtra définitivement une trajectoire allemande.
Jusqu’en 1929, il continue son enseignement à l’université de Würzburg, avant d’être nommé professeur à l’académie de Braunsberg en Prusse-Orientale, où, selon Conzemius, il tombe dans le piège idéologique du « ‘positives Christentum’ der Nazis » (Conzemius 1992 : 390). Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que Lortz reviendra sur son adhésion au NSDAP lors de son « Entnazifizierungs-Verfahren » qui a eu lieu en 1946 : « Als ich 1933 der NS-Partei beitrat, geschah das nur unter ganz bestimmten Voraussetzungen und Bedingungen […]. »
Lortz précise dans sa déclaration du 26 mai 1946 : « Ich fand in der NS-Idee […] Elemente, die ich nach Ausweis meiner Geschichte der Kirche […] 1930 ohne Kenntnis des NS als für die kommende geistig-religiöse Entwicklung maßgeblich gekennzeichnet hatte, nämlich : Wendung zum Objektiven […], zur Autorität, zur Gemeinschaft und zum Glaubensmäßigen. […] Es waren Elemente, deren Stärkung einer geistig-religiösen Wiedergeburt sehr erwünscht waren, wenn sie aufrichtig durchgeführt wurden. Ich fand also die NS-Idee einer katholischen Deutung fähig » (Lortz, cit. dans Conzemius 1990 : 273 ; cit. dans Burkard & Tonner 2019 : 32-33).
Idées conceptuelles et programmatiques que Lortz reprend en 1933, c’est-à-dire quelques mois après la soi-disant « Machtergreifung » des nazis, dans une étude intitulée Katholischer Zugang zum Nationalsozialismus. Il y plaide « für eine positiv-konstruktive Positionierung der Katholiken gegenüber dem neuen Staat » (Burkard & Tonner 2019 : 25). Qui plus est, il intégrera trois années plus tard cette prise de position dans la partie intitulée « Nationalsozialismus und Kirche » de son ouvrage Geschichte der Kirche.
Même si cette quatrième édition reçoit l’imprimatur des autorités ecclésiastiques, il n’en demeure pas moins que les réflexions analytiques de Lortz seront contestées par maints confrères. Conjointement à l’historien de l’Église Heinrich Finke (1855-1938), c’est Jean-Pierre Kirsch qui expose à son ancien disciple fribourgeois ses errements analytiques. En témoigne la lettre qu’il lui adresse le 15 juillet 1935 : « Der Vergleich zwischen Katholizismus und NS scheint mir auf keiner berechtigten Grundlage zu beruhen, besonders angesichts der Art und Weise wie sich der NS tatsächlich in Theorie und Praxis entwickelt hat » (Kirsch, cit. dans Burkard & Tonner 2019 : 31).
Lortz recevra la missive de son ancien maître à un moment où il vient d’être nommé à une chaire « für allgemeine Kirchengeschichte mit Berücksichtigung der Missionsgeschichte » à l’université de Münster en Westphalie. Il vient d’y succéder le 1er avril 1935 à l’historien de l’Église Georg Schreiber (1882-1963). Cet ancien « Reichtagsabgeordneter » du parti catholique « Zentrum » était tombé en disgrâce à cause de ses prises de position antinazies.
Lors de sa candidature münsterienne, Lortz a été soutenu par deux de ses collègues de l’académie de Braunsberg, à savoir le professeur de droit canonique Hans Barion (1899-1973) ainsi que le théologien-philosophe Karl Eschweiler (1886-1936) qui tous les deux étaient également membres du NSDAP. En sa qualité de recteur, Eschweiler n’a d’ailleurs pas hésité à recommander Lortz directement au « Reichserziehungsministerium ».
Ce n’est qu’à la fin de l’année 1936 que Lortz prend définitivement ses distances avec le national-socialisme ; c’est-à-dire à un moment où il prépare Die Reformation in Deutschland, qui sortira en deux volumes en 1939 et 1940. Selon l’historien de l’Église Dominik Burkard (*1967), l’« opus magnum » de Lortz peut être considéré comme « die große Wende in der katholischen Lutherforschung ».
L’imprimatur de la publication lortzienne, c’est-à-dire l’autorisation officielle d’imprimer donnée par un supérieur canonique, relève nécessairement de l’approbation officielle prononcée par un censeur. Dans le cas de l’ouvrage Die Reformation in Deutschland, le censeur n’est autre que l’ancien maître de Lortz, à savoir Jean-Pierre Kirsch. Or, d’après les historiens de l’Église Dominik Burkard et Jacob Tonner (*1988), Kirsch est un « erwartungsgemäß wohlwollende[r] Gutachter » (Burkard & Tonner 2019 : 73).
Qui plus est, Kirsch assurera la « Pilotrezension » de l’ouvrage de Lortz dans le quotidien du Vatican Osservatore Romano. Paru le 22 février 1940, l’article du presque octogénaire Kirsch constitue « seine letzte Beteiligung an Lortz’ Werk und gleichsam das Vermächtnis an seinen Landsmann und Schüler ; er starb ein knappes Jahr später, am 4. Februar 1941 » (Burkard & Tonner 2019 : 134-135).
Jusqu’à la fin de sa carrière académique, qu’il termine à l’université de Mayence en 1956, après avoir quitté Münster en 1950, Lortz sera confronté aux critiques « wegen seiner fehlenden Auseinandersetzung mit und Distanzierung vom Nationalsozialismus ». Malgré ses rapprochements idéologiques avec le nazisme jusqu’en 1936-1937, le controversé Lortz peut être considéré comme étant le disciple luxembourgeois de Kirsch qui a connu une carrière professorale de renom international.
Fribourg et l’élite clérico-intellectuelle du Luxembourg
D’une manière générale, on peut conclure que l’Église catholique du Luxembourg de la première moitié du XXe siècle se voit proposer, par le biais de Jean-Pierre Kirsch, une occasion unique de former une partie de son élite au sein d’une université catholique étrangère – fût-elle provinciale. Qui plus est, au-delà de l’université helvétique de Fribourg, l’ultramontain Kirsch saura motiver des étudiants luxembourgeois comme Donckel à parfaire leurs formations scientifiques à Rome, ou bien, comme ce fut le cas de Lortz, à entamer une trajectoire académique d’envergure, quoique idéologiquement très discutable.
En même temps qu’il attire les « geistliche[n] Schüler » à l’« alma mater friburgensis », Kirsch, en sa qualité d’homme de réseaux, drainera de jeunes Luxembourgeois au pays d’Uechtland. Après leur séjour helvétique, une partie de ces anciens « Fribourgeois » contribuera au Luxembourg à la mise en place d’une élite laïque conservatrice étroitement liée au milieu clérical.