À nos amours

Leur présence

d'Lëtzebuerger Land du 09.11.2012

De Sandrine Bonnaire, on a beau faire, on se souvient beaucoup des cris de Suzanne, l’adolescente bouillonnante qu’elle jouait pour Maurice Pialat, à quinze ans et quelques. Dans À nos amours, elle avait pour frère Dominique Besnehard, qui eût une belle carrière d’agent d’acteurs. Il y a quelques années, il s’est lancé avec succès dans la production et s’occupe aujourd’hui du premier long-métrage de fiction de sa sœur de cinéma, J’enrage de son absence, cofinancé par le Luxembourg et en parti tourné ici via la société Iris. Elle avait déjà réalisé un documentaire autour de sa sœur Sabine, autiste. On y voyait surtout toute la pudeur, toute la tendresse qu’elle avait pour l’Humain. Dans la filmographie de Sandrine Bonnnaire, tout fait sens, dans le jeu comme dans la réalisation, tout est à la fois sérieux et délicat sans jamais être mélodramatique.
Dans J’enrage de son absence, il y a Mado (Alexandra Lamy), qui porte des vêtements aussi ternes qu’elle. Elle n’a pas l’air malheureuse, elle travaille dans une entreprise de transport, elle a un mari (Augustin Legrand) et un petit garçon (Jalil Mehenni). Mais le soir, quand elle fume sa cigarette sur le balcon, son regard scrute autre chose que les barres d’immeubles d’en face. Elle est dans un flottement constant, et revoir Jacques, son ex-mari (William Hurt) va raviver la douleur impensable que le spectateur devine à la faveur d’un dialogue aussi court qu’émouvant : le couple avait un petit garçon, mort dans un accident de voiture.
Jacques, qui vit à Boston, est revenu en France, dans cette région parisienne si impersonnelle, à l’occasion de la mort de son père. Mais passé les dernières affaires à régler, il laisse l’avion repartir en Amérique sans lui : son nouveau refuge, c’est Paul, le petit garçon de Mado et de son mari Stéphane. Le gamin aussi s’attache à ce monsieur entre deux âges, qui ne dit pas grand chose. L’excitation de l’interdit fait le reste : voilà Jacques qui s’installe pour de bon dans la cave de la famille, là où Paul range son vélo et Mado, la boîte des jouets de son premier fils. Personne n’est au courant, à part le garçonnet. L’antre est inconfortable, mais devient sa caverne de Platon. Jacques, qu’on sait terrassé par la souffrance, recrée un monde, imagine la maison idéale de Paul, là il y aurait une vraie chambre pour lui. Où il ne vivrait plus enterré, dans ses costumes trop dignes.
De Sandrine Bonnaire, il faudra désormais se souvenir d’un regard si juste sur le sentiment de l’attachement, ce qui fait de l’Homme un être si complexe. Le scénario, coécrit avec Jérôme Tonnerre (qui avait, il y a vingt ans maintenant, adapté les récits de Pagnol pour le grand écran), est finement ciselé, créant un rythme malgré une certaine incompréhension et un grand inconfort. Sandrine Bonnaire cinéaste n’est pas là pour nous faire plaisir et nous parler de belles choses délicates, la scène finale de l’affrontement est là pour en attester, si prévisible et pourtant si forte. Si Mado est souvent regardée dans le mouvement, où au contraire, posément sur son balcon, son île, elle filme Jacques aussi près que possible, frontalement, pour affronter la douleur sans cris.
On sent le poids de l’histoire personnelle, d’autant que William Hurt est l’ex-mari de Sandrine Bonnaire. Pourtant, rien n’est plus pudique que sa mise en scène. D’elle, elle révèle surtout un grand talent pour la direction d’acteurs. Si Augustin Legrand pêche un peu par excès de « normalité », Alexandra Lamy endosse probablement ici son meilleur rôle, toujours très juste dans l’interprétation de cette femme cassée en deux et irréparable. Il faut évidemment parler de cet petit Jalil Mehenni, dont c’est la première apparition et dont le naturel attachant permet de comprendre un peu mieux la constellation familiale, sans jamais le transformer en petit angelot innocent. Sandrine Bonnaire cinéaste, c’est la subtilité et la part belle à l’imagination du spectateur.

Marylène Andrin
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