Nouvelles chaînes de Télé

De la pénurie à l'abondance

d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2001

La pression retombe une fois l'assiette de jambon servie sur la grande table. Il est 22 heures 30, mardi soir 4 septembre à la brasserie L'Inouï à Rédange, soirée d'enregistrement de la première grande table-ronde de Kueb Television. Sujet : « La monarchie : un anachronisme ou un garant pour la stabilité dans un État du XXIe siècle ? » Autour de l'animateur Fernand Guelf (restaurateur dans la vie) : les députés Xavier Bettel (PDL) et Aloyse Bisdorff (Déi Lénk), la rédactrice en chef de la Revue, Claude Wolff, l'historienne du Musée de la Ville de Luxembourg Marie-Paule Jungblut et l'auteur Guy Rewenig. Dans la salle : une vingtaine, peut-être une trentaine de sympathisants de l'équipe de Kueb TV, tendance anti-cléricaux critiques et bon enfant, de ceux qui ont aussi accompagné le journaliste Marc Thoma dans sa longue lutte devant les tribunaux dans l'affaire des forestiers.

Car Kueb TV, on l'identifie forcément à Marc Thoma, le visage du célèbre Nol op de Kapp, l'émission emblématique du lundi soir sur RTL Télé Lëtzebuerg, même s'il s'en défend. « Nous sommes une équipe, il ne s'agit pas de moi ici, nous n'avons pas de hiérarchie, » affirme-t-il. Le 25 mai dernier, le gouvernement a accordé une concession de diffusion pour un programme luxembourgeois par câble à la société anonyme Ivalux Productions, dans le but de la diffusion de ce programme d'actualité luxembourgeoise de profil plutôt généraliste (actualité politique, sociale, culturelle, reportages historiques…) 

Il y aurait une « niche pour une télévision de qualité » estima Marc Thoma en juillet vis-à-vis de Télécran (n°30/01), « nous nous définissons comme 'l'hebdomadaire du paysage audiovisuel' luxembourgeois » expliqua pour sa part Fernand Guelf, désigné comme secrétaire de rédaction de la chaîne, lundi à la Radio socioculturelle.

« Nous ne nous voyons pas en concurrence avec RTL, expliqua, mardi à Rédange, Marc Thoma, nous serions plutôt complémentaires. » Dans deux semaines, toute l'équipe ainsi que le concept de la nouvelle chaîne de télévision seront présentés lors d'une conférence de presse. Ce qu'on sait déjà : une émission hebdomadaire de deux heures sera diffusée les jeudi soir entre 20 et 22 heures par les biais des grands réseaux câblés du Grand-Duché, Eltrona, Coditel, Siemens pour une pénétration estimée à quelque 120 000 foyers en tout. Une semaine sur deux, il s'agira d'une table-ronde, alors que les deux autres jeudis du mois seront consacrés à des reportages et sujets un peu plus longs. « L'expression 'le temps presse' n'existera pas chez nous, » sourit Marc Thoma. « Nous pourrons tout dire, même les choses que d'autres médias doivent peut-être taire en raison de leurs contraintes, » suppose pour sa part Henri Fischbach, féru de technique. 

Néanmoins, il demeure que, comme ce fut le cas des nouvelles radios après la libéralisation de 1991, toute nouvelle initiative devra forcément se définir par rapport à RTL, que ce soit par la négative ou par mimétisme. D'ailleurs, le concept même d'enregistrer des tables-rondes à l'extérieur - dans un bar, alors que RTL le fait dans un grand hôtel - ainsi que les sujets choisis rappellent forcément la grande soeur : « la légitimation de la monarchie » par exemple y fut largement abordé l'année dernière lors de l'accession au trône du grand-duc Henri. D'autres thèmes à Kueb TV sont « l'aménagement du territoire » (enregistré mercredi 5 septembre) « la satire », le 9 octobre, ou « l'euthanasie », le lendemain. Marc Thoma continuera d'ailleurs à animer l'émission-phare de la maison du Kirchberg, « parce qu'on me l'a demandé ».

« Nous n'avons aucun problème avec Kueb TV, explique Alain Berwick, responsable des programmes luxembourgeois à RTL Group, vis-à-vis du Land. Il se pourrait même que nous trouvions une possibilité de collaborer, s'ils respectent les règles du jeu journalistique. » Ainsi, une rediffusion de l'émission Kueb TV par les canaux de RTL serait envisageable le samedi, une fenêtre spécifique pourrait lui être ouverte, à l'image de Films made in Luxembourg. Tout comme des réflexions pour que IP assure, dans un futur proche, la régie de Kueb TV seraient entamées. 

Mais comme les téléspectateurs nationaux, Alain Berwick est dans l'expectative et attend de voir ce que cette nouvelle équipe bénévole et enthousiaste va produire. Suite à quelques difficultés techniques, la première diffusion a dû être repoussée d'une semaine, mais passera maintenant prévisiblement le 4 octobre.

Retour à L'Inouï à Rédange. Dans la salle latérale, ancienne grange joliment restaurée à l'ambiance chaleureuse, un petit plateau surélevé accueille les participants à la table-ronde. Plusieurs spots, deux écrans de surveillance, cinq caméras et des dizaines de câbles de toutes les couleurs qui passent au-dessus des portes dans une arrière-salle dans laquelle est installée une véritable régie. Le matériel est fourni par Daphi Video Production, une société belge avec siège à Athus, où sont également effectués tous les montages. Le propriétaire de la boîte est un des partenaires de Kueb TV. Car, contrairement à un projet alternatif de presse écrite, la télévision est un média à la technique lourde. Et donc très chère.

Et la législation luxembourgeoise sur les médias électroniques datant de 1991 interdit aux nouveaux opérateurs de télévision par câble d'avoir recours à la publicité. Dans son accord de coalition d'août 1999, le gouvernement PCS/PDL a retenu qu'il « entend favoriser le pluralisme en autorisant les promoteurs de nouveaux programmes à avoir recours à la publicité pour assurer le financement de leur programme, » avant de continuer : « Ainsi la présence renforcée de programmes locaux et régionaux sera rendue possible sans entrer dans une logique de subventionnement public. » 

Comme déjà le one-woman-show régional d'Irène Pissinger-Engelmann, Nordliicht TV, ou la chaîne lycéenne eschoise Uelzecht-Kanal, Kueb TV pourra donc avoir recours à des sponsors ou partenaires pour ses émissions, mais devra s'abstenir d'offrir des pages publicitaires. En 1995, une demande de concession d'une équipe autour de Marc Thoma fut rejetée par le gouvernement parce que le concept prévoyait un financement par la publicité.

En réponse à une question parlementaire de Jos Scheuer (POSL) sur la différence entre publicité et parrainage en 1996, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (PCS) avait explicitement défini le parrainage : « le parrain verse une contribution au financement d'un élément de programme (…) Le parrain fait cette contribution dans le but de promouvoir son nom, sa marque, son image, ses activités ou ses réalisations, mais aucun temps d'antenne n'est mis à sa disposition. » En outre, il doit être clairement identifié par l'apparition de son logo - comme la grande pancarte de la brasserie L'Inouï au-dessus de la table-ronde. Mais qui contrôlerait le respect des restrictions ? Et, sur un marché audiovisuel libéralisé de facto par la multiplication des techniques de diffusion - hertzien, câble, satellite, Internet…- à quoi bon encore vouloir régulariser coûte que coûte ?

« Je suis persuadé que nous devrons libéraliser, affirme le ministre délégué aux médias, François Biltgen (PCS), au téléphone. Le contenu et les moyens de diffusion s'entremêlent de plus en plus. » L'année dernière, le ministre avait invité tous les médias à deux rounds de consultation en vue d'une refonte de la loi du 27 juillet 1991 sur les médias électroniques, régissant actuellement le secteur. Le 19 septembre prochain, la Commission des médias de la Chambre des députés se réunira une nouvelle fois afin de préparer le grand débat d'orientation sur cette réforme après dix ans, prévu en séance plénière cet automne. « Bien entendu, nous pourrions aussi autoriser le recours à la publicité avec la loi actuelle, » précise le ministre. 

Selon des observateurs, toute la législation aurait été construite artificiellement pour conserver le monopole de RTL Télé Lëtzebuerg, qui peut ainsi fièrement affirmer détenir cent pour cent des parts de marché de la publicité TV. « Depuis le début des consultations, tout le monde cherche un moyen pour nous faire avaler la pilule de la fin de notre monopole, se souvient Alain Berwick, mais nous ne nous opposons pas à une libéralisation ! » Tout en supposant que la concurrence pour la publicité des télévisions régionales par câble se ressentirait légèrement chez RTL, il y voit plutôt une concurrence pour la presse écrite, notamment quotidienne. 

Appelons donc Paul Zimmer, directeur général du groupe Saint-Paul, i.e. de l'empire des Luxemburger Wort, Télécran et autre DNR. « Vous savez, répond-il au téléphone, la législation luxembourgeoise sur les médias audiovisuels est bien curieuse, protégeant le monopole de RTL Télé coûte que coûte. Elle ne tiendrait jamais vis-à-vis d'aucune instance européenne ! » L'arrivée de la télévision aurait certes jadis légèrement déstabilisé la presse écrite, mais il ne craint pas la concurrence de la part des nouvelles télévisions, même s'il imagine tout à fait que le groupe pourrait perdre quelques annonceurs. À ses yeux, les télévisions locales ont très peu de chances de devenir rentables et en plus, sans fréquence propre, restent fortement tributaires des câblo-distributeurs. « J'espère seulement que le débat actuel n'aura pas comme seule fin l'abolition du plafonnement des recettes publicitaires de RTL ! » Or, cette abolition est même expressément retenue dans l'accord de coalition. 

Une dernière question au directeur de l'empire de médias catholiques, celle que, visiblement, on lui pose sans cesse : le gsp va-t-il se lancer dans la télévision ? Légèrement irrité, Paul Zimmer rétorque : « Je le dis et le répète sans cesse, mais personne ne veut l'entendre : non ! nous n'avons pas de projet de télévision ! »

Or, dans un environnement médiatique en expansion par le nombre d'acteurs, mais avec des ressources publicitaires qui risquent de stagner, les luttes pour la pérennité d'un média vont aujourd'hui jusqu'au sang. La polémique estivale acharnée des deux directeurs d'Editpress et de gsp par lettres à la rédaction interposées concernant le calcul de l'aide à la presse n'est qu'une preuve que tout le monde a actuellement les nerfs à vif, que le « gâteau publicitaire » ne suffit pas pour nourrir tout le monde. 

Car si RTL observe la naissance de Kueb TV avec une certaine bienveillance, la concession accordée le 20 juillet par le gouvernement en conseil à Everyday.Media (filiale de la Société européenne de communication, même groupe que Tango et Tele 2) est perçue comme une concurrence commerciale directe. Car cette télévision-là vise un public jeune, quinze à 29 ans selon le directeur Jean-Claude Bintz, et va être diffusée en boucle toute la journée, alimentée par les programmes internationaux provenant de la centrale du groupe, Viasat Broadcasting à Londres, avec néanmoins quelques éléments produits localement au Luxembourg. Même si l'objectif premier d'Everyday.Media est la fourniture de contenu pour téléphones portables UMTS et que la chaîne en soi est elle aussi limitée au seul sponsoring - « nous ne devons pas être commercialement rentables, » expliqua Claude Bintz mardi 4 septembre à la Radio socioculturelle -, RTL craint visiblement une concurrence à moyen terme et réagit dès cette année. 

À partir de la rentrée, lundi 17 septembre, la télévision luxembourgeoise de RTL Group passera en journée continue. Sous les slogans Méi RTL ou Planet RTL, la chaîne promeut à l'antenne les efforts qu'elle entreprendra d'ici dix jours : une boucle quotidienne de quatre heures de programmes originaux - émissions pour enfants, pour jeunes, fictions, clips etc, plus l'actuelle heure de magazine et de news - sera rediffusée toute la soirée et le lendemain pendant la journée, et ce dès le petit matin, jusqu'à la nouvelle tranche actuelle du soir (le détail sera présenté jeudi prochain). 

« Cette augmentation du nombre d'heures de programme quotidien, nous la finançons grâce à l'aide de notre maison-mère, souligne Alain Berwick. Cela prouve que, contrairement aux allégations publiques, RTL Group ne veut pas lâcher ses activités luxembourgeoises. Bien au contraire. » 

 

NB : Le choix du nom De Kueb étonne : en français familier, « le corbeau » désigne un homme avide et sans scrupules ; depuis le film éponyme de Clouzot, le terme est devenu synonyme de délateur, auteur de lettres anonymes. Contact : De Kueb TV ; B.P. 3003 ; L-1030 Luxembourg ; téléphone : 26 78 77 77 ; e-mail : mail@kueb.lu; Internet : www.kueb.lu

 

 

 

 

 

josée hansen
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