L’Union européenne sanctionne la Fédération russe pour sa politique contre l’opposition au régime. Des économistes de l’Université évaluent l’impact des précédentes représailles russes aux sanctions européennes

L’embargo agricole coûte cher à la Russie

d'Lëtzebuerger Land du 26.02.2021

Au premier semestre 2014, l’Union européenne, les États-Unis et d’autres pays occidentaux imposaient des sanctions contre la Fédération de Russie en réponse aux crises dans l’Est de l’Ukraine et en Crimée. En août de cette même année, la Russie réagissait en imposant un embargo sur l’importation de produits alimentaires et agricoles issus de ces pays. La liste des produits interdits comprenait des produits de consommation courante pour les ménages russes, comme notamment des produits à base de viande, des produits laitiers ainsi que les fruits et légumes. Le but du gouvernement russe, derrière cette manœuvre, était de nuire aux pays producteurs de ces biens.

Cependant, si l’on en croit la théorie économique, c’est bien la Russie elle-même qui subira les conséquences négatives de cet embargo. Pour éclairer nos propos, nous faisons référence à une analyse récente menée conjointement avec Julian Hinz1 de l’Université de Bielefeld (Allemagne). Cette analyse, tente d’établir un lien entre cet embargo alimentaire auto-imposé, la hausse des prix à la consommation et la chute du PIB en Russie. Pour ce faire, l’étude se base sur les données librement disponibles au sein du Service statistique de l’État fédéral russe. Ces données portent sur les prix à la consommation sur les marchés règlementés.

Les effets sur les prix sont renseignés en distinguant l’effet spécifique à chaque produit (dit « microéconomique ») de l’effet portant sur l’économie russe en générale (dit « macroéconomique »). D’après les estimations, les prix moyens de tous les produits (sous embargo ou non) ont augmenté suite à l’instauration du blocus. Toutefois, la croissance des prix des produits sous embargo a été bien supérieure. Plus précisément, ces derniers ont crû d’au moins 2,7 pour cent de plus par rapport aux autres produits.

Notre analyse nous amène ensuite à étudier comment les conséquences pour les prix à la consommation varient dans le temps. Cette recherche révèle que la plus forte croissance des prix, causée par l’embargo, a été observée en janvier 20152. Cet effet retombe presque entièrement à zéro un an après le début de l’embargo, soit en août 2015. On observe que les prix des denrées alimentaires sous embargo restent sensiblement plus élevés (environ cinq pour cent) par rapport aux produits non alimentaires et des services.

Nous cherchons également à expliquer pourquoi cet accroissement des prix tend à ralentir assez rapidement par la suite. La première piste concerne le détournement des échanges commerciaux. En effet, les entreprises russes ont remplacé leurs achats auprès des fournisseurs résidents des pays sous embargo par les importations provenant d’autres pays d’origine. La seconde piste est la baisse de la consommation domestique des produits sous embargo de l’ordre de 25%, amortissant de ce fait cet effet de substitution à moyen terme.

Par ailleurs, nous observons aussi, mais dans une moindre mesure, une augmentation des prix à la consommation des produits alimentaires non soumis à l’embargo. Une propagation aux autres secteurs économiques semble donc possible. Afin de tester cette hypothèse, nous partons d’un modèle simplifié de l’économie mondiale intégrant plusieurs secteurs productifs interconnectés, commerçant entre eux des produits diversifiés. Chaque pays possède un avantage comparatif dans la production de certains biens.

Ce modèle permet d’étudier l’influence de l’embargo sur le bien-être de la Russie et ses partenaires commerciaux. Le modèle est dans un premier temps simulé avec des données de l’année 2013 sur la production et le commerce international de 38 pays qui sont les principaux partenaires de la Russie. L’année 2013 est prise comme référence car il s’agit de la dernière année complète avant l’instauration de l’embargo. Une seconde simulation, du même modèle, est ensuite effectuée sur le même jeu de données mais en incluant cette fois-ci l’embargo. Au final, les effets sur le bien-être et les prix sont calculés en prenant les différences entre l’année 2013 « avec embargo » et l’année 2013 « réel ». La seule chose qui change étant l’introduction de l’embargo, les effets ainsi obtenus sont isolés des autres facteurs macroéconomiques.

Les résultats suggèrent que la Russie a subi une perte équivalente à 1,84 pour cent de PIB. Les prix moyens en Russie ont augmenté de 0,33 pour cent. La plupart des pays qui sont les « grands » exportateurs vers la Russie ont subi des pertes mineures (inférieures à 0.5 pour cent). La Biélorussie témoigne même d’une forte augmentation du PIB (5,56 pour cent). Elle participe en effet à l’Union économique eurasiatique (UEEA) avec la Russie et, selon plusieurs témoins, certains produits alimentaires sous embargo, ont été réétiquetés et réexportés en Russie.

Les conséquences pour les « petits » exportateurs vers la Russie sont négatives, mais très faibles, ce qui indique l’inefficacité de l’embargo en tant que politique commerciale. Certains pays d’Europe orientale (Bulgarie, République tchèque, Roumanie) ont même connu des conséquences économiques positives. Ces pays ont très probablement profité de la réallocation des flux d’exportation. Deux facteurs favorisent cette explication. Premièrement, la distance entre les pays d’Europe orientale et la frontière russe est relativement faible, ce qu’implique des coûts commerciaux similaires à ceux de la Russie. Deuxièmement, la structure des importations alimentaires de ces pays est semblable à celle de la Russie.

L’embargo imposé par le gouvernement russe a impacté de manière négative le bien-être des consommateurs russes. Les trois quarts de la population russe vivant en zones urbaines ne sont pas en mesure de produire leur nourriture. Les besoins en produits agricoles sont donc importants et rendent une grande partie des citoyens russes vulnérables aux augmentations des prix des denrées alimentaires. Les pays ayant maintenus des sanctions financières contre la Russie n’ont, par contre, pas été autant impactés par l’embargo.

Evgenii Monastyrenko est chercheur postdoctoral au département Sciences économiques et gestion de la Faculté de Droit, d’Économie et de Finances à l’Université du Luxembourg.


1 Julian Hinz, Evgenii Monastyrenko : « Bearing the cost of politics: Consumer prices and welfare in Russia ».
Kiel Working Papers N° 2119, 2019

2 Martinne Geller, Neil Maidment, Polina Devitt : « Belarussian oysters anyone? EU food trade looks to sidestep Russian ban ». Reuters, 17.08.2014. www.reuters.com/article/ukraine-crisis-russia-traders/belarussian-oysters-anyone-eu-food-trade-looks-to-sidestep-russian-ban-idUSL2N0QI1XL20140817 et Mark Astley : « Russia importing Belarus dairy products made with EU milk ». Dairy Reporter, 8.10.2014. www.dairyreporter.com/Article/2014/10/08/Russia-importing-Belarus-dairy-products-made-with-EU-milk-DairyInfa et Irina Zhavoronkova : « How does salmon from Norway find its way into Russia? » Russia Beyond, 28.10.2014. www.rbth.com/business/2014/10/28/how_does_salmon_from_norway_find_its_way_into_russia_40945.html

Evgenii Monastyrenko
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