En cette saison, nombreux sont ceux qui partagent le plaisir un peu coupable de jeter un coup d’œil aux intérieurs douillets, coquets, blafards ou glauques, des gens déjà rentrés chez eux à la tombée de la nuit. Ceci dit, la notion de sphère privée ne signifie plus grand-chose depuis que tout un chacun expose fièrement ses nouvelles idées déco sur Pinterest ou partage son intimité sur les réseaux sociaux. Du coup, les nuits allongées dévoilent d’autres intérieurs susceptibles d’intéresser les curieux coincés dans les embouteillages ou les autobus. Ce sont ceux des bureaux, violemment éclairés par des lumières vives, exposés au regard de tous, au travers de larges fenêtres symbolisant tout autant l’hypocrite image de transparence des entreprises et des administrations modernes que le manque d’imagination des architectes qui copient-collent des façades en verre et acier depuis quelques décennies. Mieux que les « journées portes ouvertes », les « nocturnes lumières allumées » exposent à tous les beautés cachées que recèlent les open-spaces, depuis le boulevard Royal jusqu’à l’avenue JFK, en passant par la Cloche d’Or.
Visiblement, les tendances décoration de l’entreprise-qui-n’a-rien-à-cacher obéissent à des codes qui semblent encore plus stricts que le feng-shui :
Les bureaux en stratifié clair, les fauteuils ergonomiques à assise et accoudoir réglables, la moquette grise, les lampes en acier et le porte-manteau pour quatre constituent l’équipement de base de l’employé de bureau, sans doute aussi interchangeable que le mobilier. Il faut avouer que c’est un environnement qui semble plus propice aux clics de souris, aux sonneries de téléphones à bas volume et aux clapotis des claviers qu’au chant des oiseaux, à l’hilarité partagée et aux rêveries créatives.
Déjà débarrassée des encombrants écrans cathodiques des ordinateurs, des tapis de souris, des armoires à classeurs, des fax et, dans une large mesure, des documents en papier, la place de travail arbore une esthétique ascétique et, disons, pour le moins épurée. Si l’écolo local ne voit pas de paradoxe à aller chercher sa salade au quinoa bio et sa limonade aux baies de goji au volant de sa Porsche Panamera, il aura néanmoins à cœur de conforter sa bonne conscience en renonçant à son imprimante personnelle. L’imprimante partagée devient ainsi, après la kitchenette et l’ascenseur, le troisième lieu de socialisation de l’entreprise, où l’on imagine que managers et collaborateurs se croisent et partagent des banalités sur les prix de l’immobilier, les embouteillages ou les malheurs du F91 Dudelange en Europa League.
Même la décoration se doit d’être aseptisée, et l’on peut sans doute expliquer l’envolée des prix de l’art contemporain par la seule nécessité d’accrocher une toile dans chaque bureau de chef et une lithographie tous les dix mètres d’open-space. Force est de constater que le politiquement correct s’accommoderait assez mal d’une odalisque d’Ingres ou d’une aquarelle provocante d’Egon Schiele.
C’est peut-être ce qui pousse, en réaction, une certaine tendance à la personnalisation. Malgré les avancées en termes d’égalité des sexes, si les mamans se voient souvent offrir des cadeaux pour leur intérieur, la fête des pères est souvent l’occasion de remplir les bureaux masculins de preuves d’amour, moches mais attendrissantes. Le mug décoré à la gouache qui vous laisse les lèvres violettes après votre café de 10h30, le cadre photo décoré avec des bouchons en plastique ou le pot de fleur incroyablement métamorphosé en pot à crayons ornent ainsi les bureaux des privilégiés qui ont une place fixe. Les autres se résignent certainement à contempler leur seul voisin semblant s’épanouir dans cet environnement aussi lumineux qu’hostile : le ficus, ou le yucca, dernière trace de vie dans ces univers aseptisés, et lointaine réminiscence d’un monde où la jungle ne se limitait pas à une compétition pour avoir la dernière portion de bouchée à la reine à la cantine, obtenir la prochaine promotion ou avancer d’une place dans la liste d’attente pour avoir droit à une place de parking.
Ceci dit, il ne faut jamais désespérer de l’humanité, et le salut vient parfois des sources les plus inattendues. C’est ainsi que l’on peut remarquer, depuis quelques années, la multiplication de gros ballons, de préférence de couleur bien clinquante. On se plait à imaginer les employés, badge autour du coup, tentant de garder l’équilibre assis sur ces grosses boules oranges pendant qu’ils passent des ordres de bourse, traitent votre dossier, ou répondent au téléphone. Comme souvent, le meilleur, ce n’est pas ce que l’on voit, c’est tout ce que cela laisse imaginer !