Secret bancaire

Une sage-femme bien bavarde

d'Lëtzebuerger Land du 02.01.2003

Une contravention, un délit de grande vitesse, une fraude, une escroquerie... où se trouve le seuil au-delà duquel il ne devrait plus jouer de rôle que les faits, les preuves et les coupables soient dispersés entre plusieurs pays européens ? Cette question intéresse de près les 105 membres de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Elle devrait aussi intéresser les banquiers de la place financière. Non pas parce qu'ils rouleraient un peu trop vite en voiture, mais parce qu'une coopération policière et judiciaire renforcée dans l'Union européenne devrait aussi remettre en cause le secret bancaire luxembourgeois. 

Le Luxembourg n'a jamais plaidé pour un secret bancaire absolu, au contraire. « S'il y a une enquête judiciaire, expliquent les responsables de la place financière, le secret bancaire est levé. » Ils oublient toutefois souvent de préciser que ces enquêtes doivent répondre au sacro-saint principe de « double incrimination ». Pour lever le secret bancaire, le reproche fait à l'inculpé doit aussi être punissable selon le code pénal luxembourgeois. Or, en cas de fraude fiscale, ce n'est pas le cas, estiment les députés luxembourgeois. 

La question de la « double incrimination » - un classique des conventions internationales sur l'entraide judiciaire - ne se pose pas seulement en matière de secret bancaire mais aussi, voire surtout, sur bon nombre de matières moins sensibles d'un point de vue des budgets publics. Il freine ainsi la mise en place « d'un espace cohérent de liberté, de sécurité et de justice » comme l'ambitionne l'Union européenne depuis le traité de Maastricht en 1993. Alors que les citoyens européens ne comprennent guère qu'il suffit au sein de l'Union de franchir une frontière (sans montrer, grâce à Schengen, de passeport) pour échapper à une poursuite, il est compréhensible que la coopération en matière de « justice et affaires intérieures » (JAI) soit une des priorités de la Convention européenne. 

Pour avancer, l'Europe a deux possibilités : soit elle harmonise l'ensemble du droit pénal des Quinze, soit elle impose aux uns d'accepter les décisions des autres et vice-versa. La première option étant, en pratique, impossible et impensable, la Convention européenne plaide pour la seconde. « Le principe de reconnaissance mutuelle devrait constituer la pierre angulaire de la coopération judiciaire, » conclut le groupe de travail de la Convention consacré à la « JAI ». Les décisions judiciaires rendues dans un État membre seraient donc reconnues par les autorités de tout État membre. Cela pourrait aussi signifier que si un juge allemand estime qu'il faut lever le secret bancaire, le Luxembourg ne peut plus s'y opposer, même s'il ne s'agit que d'un délit fiscal. Alors qu'au Conseil « Écofin », le ministre du Trésor Luc Frieden peut observer son chef de file Jean-Claude Juncker défendre le secret bancaire luxembourgeois, le ministre de la Justice Frieden serait contraint à lâcher au Conseil « JAI ». 

L'accord de Feira reste sans doute l'attaque la plus complète jamais lancée sur l'obligation de discrétion des employés de banque au Luxembourg. S'il était adopté tel quel, il mènerait vers 2011 à un échange d'informations automatique entre banques et administrations fiscales sur les avoirs et revenus des contribuables. Ce scénario semble pour l'instant cependant peu probable. Selon les dernières rumeurs colportées par la presse, un possible compromis serait une retenue à la source combinée à un échange d'informations sur demande. Ce dernier n'irait cependant pas plus loin que ce que pratique le Grand-Duché dès aujourd'hui. Les banquiers luxembourgeois sont déjà maintenant beaucoup plus loquaces que ne le laisse présumer leur réputation.

D'un point de vue historique, le secret bancaire n'est que depuis relativement peu de temps reconnu au Luxembourg. Il a fallu attendre 1981 - en même temps que la notion de private banking fit son apparition au Grand-Duché - pour que les banquiers y soient liés une première fois par un texte de loi. Les employés de la place financière tombent depuis lors explicitement sous l'article 458 du Code pénal, qui définit le secret professionnel des médecins, des sages-femmes et de « toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu'on leur confie ». En allemand, on parle du « Hebammen-Paragraph ».

En 1989, le secret bancaire fut encore renforcé. C'est l'époque à laquelle l'Allemagne expérimente avec une retenue à la source sur les revenus d'intérêts alors qu'à Bruxelles, le Luxembourg met son veto à une tentative de limiter le secret bancaire en Europe. Un règlement grand-ducal précise alors que « les administrations fiscales ne sont pas autorisées à exiger des établissements financiers des renseignements individuels sur leurs clients ». Vu qu'en plus, le gouvernement y a inclu outre les banques aussi les holdings dits 1929, on peut au plus tard depuis lors ne plus prétendre au Grand-Duché « ne pas avoir su ». Le texte confirme en fait implicitement l'importance du volet fiscal pour le développement du métier de la gestion de fortune sur la place financière. Le secret bancaire a alors atteint son apogée, bien que toute relative. Il  ne résiste toujours pas aux enquêtes d'un juge d'instruction. L'année d'après éclatera l'affaire Jorado, du nom de cet ancien de Harvard, blanchisseur favori des cartels de drogue colombiens. Depuis, le secret bancaire mène un combat de retrait. 

En 1993, le silence des banquiers est certes consacré par la loi relative au secteur financier. Le même texte oblige cependant pour la première fois les établissements financiers, au contraire, à dénoncer leurs clients s'ils les soupçonnent de blanchiment d'argent en provenance du trafic de stupéfiants. La loi introduit aussi la notion d'« escroquerie fiscale » - une forme de fraude fiscale aggravée et systématique pour laquelle le secret bancaire est levé - dans le code pénal. Il faudra toutefois attendre près de dix ans avant que ce dernier changement ne montre ses premières conséquences. En 1998, la notion de blanchiment d'argent - et donc l'obligation de dénoncer - est élargie au crime organisé, au trafic d'armes  et à la corruption. Le Luxembourg n'est donc guère une adresse recommandable aux criminels de tout genre voulant faire oublier l'origine douteuse de leur fortune. En matière de corruption, ces dernières années ont cependant démontré que le message n'était pas encore arrivé chez toutes les personnes exposées. Entre-temps, une nouvelle directive européenne a élargi l'obligation de dénoncer aux avocats, derniers intermédiaires jusqu'ici épargnés.

Sur le front fiscal, le Grand-Duché tenait par contre bon. Au moins jusqu'il y a deux ans. Depuis janvier 2001, la justice luxembourgeoise donne - grâce à une nouvelle loi sur l'entraide judiciaire - en effet suite aux commissions rogatoires liées à l'« escroquerie fiscale ». Que cette notion n'est pas aussi abstraite que d'aucuns voulaient bien le croire s'est affirmé au plus tard début 2002. Un artisan luxembourgeois a alors été condamné pour avoir fraudé plus de 500 000 euros d'impôts en quatre ans. Le député Laurent Mosar (PCS), grand lobbyiste de la place financière, a parlé d'un jugement « maximaliste » - une opinion  rejetée par le ministre des Finances Juncker. Exit donc le secret bancaire pour couvrir les patrons de PME qui ne déclarent qu'en partie leurs revenus au fisc. D'autant plus que les possibilités de faire traîner les procédures sont depuis 2001 réduites au strict minimum.

Il ne reste en fait que deux types de clients bancaires qui pourraient abuser du secret bancaire dans leurs relations avec les autorités fiscales : les épargnants et les héritiers. Mais même là il y a déjà des exceptions. En ce qui concerne les contribuables américains, le secret bancaire est déjà bradé. Depuis un échange de lettre, en 1997, entre le ministre des Affaires étrangères Jacques F. Poos et l'ambassade américaine, on est ainsi en droit de s'interroger si le Luxembourg ne s'est pas engagé à lever le secret bancaire pour tous les cas de fraude fiscale. Peu importe cependant, puisque l'ABBL a depuis accepté de fournir directement au fisc des États-Unis (IRS) les informations relatives aux clients américains des banques luxembourgeoises. Pour y échapper, l'ABBL avait à l'époque même proposé l'introduction d'une retenue à la source de 31 pour cent.

Dans l'Union européenne, c'est l'exigence de « double incrimination » qui risque de tomber au fur et à mesure que l'intégration européenne se poursuit. Et même si le principe reste intact, le secret bancaire pourrait souffrir. Dans son arrêt de février sur l'escroquerie fiscale, le tribunal d'arrondissement de Luxembourg a en effet retenu que la fraude fiscale est bel et bien aussi au Grand-Duché un délit pénal. À la Chambre des députés, on aurait certes prétendu le contraire... mais oublié de changer les lois y relatives. Plus qu'une question de « double incrimination », c'est donc une question de seuils qui limite pour l'instant l'entraide judiciaire en matière fiscale. Cette jurisprudence n'a jusqu'ici cependant pas été confirmée par la Cour d'appel.

Si on ajoute à ces développements le fait que le compromis qui sortira des discussion autour de « Feira » facilitera sans doute les procédures liées à l'échange d'informations, le secret bancaire sera moins absolu que jamais. Il est ainsi fort probable qu'à côté de la justice, l'administration fiscale luxembourgeoise obtiendra elle aussi le droit, voire l'obligation de recueillir des informations bancaires et de les passer à ses homologues européens. La Suisse a déjà accordé cette concession. 

Seul répit : la levée du secret bancaire ne se ferait alors toujours que sur demande. On est loin de l'échange d'informations automatique. Il est en plus probable que certains minima, en dessous desquels il ne vaut pas la peine de faire tourner la machine administrative, restent en place. D'autant plus qu'une retenue à la source veillera à une imposition minimale des revenus d'intérêts. Or, si en Allemagne, un contribuable peut écoper pour fraude fiscale de trois ans de prison ferme, il est peu probable que dans dix ans l'Union européenne accepte encore qu'une définition juridique luxembourgeoise freine les enquêtes de la justice allemande. 

À la Convention européenne, on préconise déjà la reconnaissance mutuelle des ordonnances des juges européens. Des progrès sur ce dossier sont en plus beaucoup plus probables que, par exemple, sur la proposition franco-allemande de faire voter les futures directives européennes sur la fiscalité à la majorité qualifiée.

Pour la place financière, il ne reste donc à terme qu'à espérer qu'elle offre vraiment à ses clients la qualité de service dont elle se vante si souvent. Sinon, les high net worth individuals européens pourraient définitivement se désintéresser du private banking à la luxembourgeoise.

 

Jean-Lou Siweck
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