Porte de Hollerich

Le provisoire qui dure

d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2019

HoBoGa Le Sud de Hollerich, c’est la périphérie urbaine sacrifiée à l’automobile et à son infrastructure : autoroute, stations-essence, garagistes, concessionnaires, lavages de voitures. La rue de Hollerich, cette longue Ausfallstraße, héberge le monde interlope des bars et discothèques. Dans ce paysage éclaté, les échoppes évincées du centre-ville continuent à survivre. Au 83 de la rue de Hollerich, un « centre commercial alternatif ». Née de la réaffectation d’un magasin de bricolage, cette oasis post-industrielle abrite le Troc, une cantine italienne, un magasin de « narguilés et accessoires », une friperie second-hand, un antiquaire et un atelier d’impression. En avril, son propriétaire, l’entrepreneur Norbert Friob, a vendu tout le terrain au promoteur belge Immobel qui est en train d’y élaborer un PAP.

Plus loin, à quelques pas d’une antenne de l’Administration des contributions directes, une « École d’art contemporain » propose des « Formations certifiées et générales – Tout public ». Au 137, quelque peu en retrait, une maison ouvrière des années 1920. Elle sera prochainement démolie et remplacée par neuf appartements. Sur la palissade, le groupe immobilier Schuler promet aux propriétaires d’« inscrire [leur bien immobilier] dans un patrimoine durable ». Sur deux kilomètres, de la Gare centrale à la sortie de l’A4, la structure urbaine du quartier, avec ses arrière-cours, fabriques et petits ateliers, est peu à peu grignoté par de nouveaux blocs d’appartements portant des noms comme « Shades » ou « Soho », dont les promoteurs promettent une « renaissance du quartier ».

En mai 2019, le gouvernement a classé quatre immeubles supplémentaires sur le site de Heintz van Landewyck (HvL), qui avec son parc et sa piscine, ses hangars et ateliers constitue une ville dans la ville. Le Bildungsbürgertum local, dont les Verts sont devenus les représentants politiques, est très attaché à la protection du patrimoine bâti « authentique ». Mais ce préservationnisme ne s’étend pas au caractère social des quartiers. Dans Capital City (Verso, 2019), l’urbaniste américain Samuel Stein critique ainsi ses collègues : « Most of the time, planners use ‘livability’ to describe every urban nicety except the two most closely aligned with people’s ability to live – the prices of labor and shelter. »

HoBoGa (Hollerich/Bonnevoie/Gare), qui portait le statut de ville entre 1914 et 1920, est en pleine gentrification ; les prix annoncés pour les maisons ouvrières dépassent désormais le million d’euros. Dans la capitale, la figure de l’expat remplace celle de l’immigré. Entre 2012 et 2018, le nombre de Portugais a chuté de 14 084 à 12 435, alors que le nombre de Français est monté de 14 173 à 20 102.

Le nouveau mot d’ordre à Hollerich, c’est la densification. Actuellement, HvL, Paul Wurth et le Fonds de compensation négocient le remembrement de leurs terrains avec la commune et l’État, comme une partie de Monopoly grandeur nature. C’est un petit monde : Jürgen Primm, le responsable de Landimmo, la société immobilière de Landewyck, est un ancien d’Agora. Il a pris la relève de Tom Beicht passé au service de la famille Ehlinger (Groupe Schuler).

Du pétrole à l’éco-quartier Durant les trente glorieuses, les Ehlinger avaient fait fortune dans le négoce de combustibles (charbon puis mazout et essence), investissant les bénéfices et plus-values dans la pierre. Le groupe Schuler gère aujourd’hui un portefeuille d’une soixantaine de bâtiments de bureaux. À Hollerich, le territoire des Ehlinger commence de l’autre côté de la route d’Esch, du côté de Cessange. Coincé entre les rails et la sortie de l’A4, c’est une lentille de 3,6 hectares. Un capital foncier fictif, actuellement couvert de parkings, d’ateliers et d’entrepôts.

Il y a dix ans, le Groupe Schuler y avait élaboré un ambitieux projet urbanistique. Sous le nom « Hollerich Village », il proposait de créer un « éco-quartier », « zéro carbone » aux « équipements mutualisés ». Mais le projet s’embourbait dans les procédures administratives. En avance sur son temps, « Hollerich Village » atterrit au fond d’un tiroir, parmi les dossiers non-prioritaires. En 2016, le groupe Schuler finit par capituler. Son CEO, Xavier Delposen, qui avait porté le projet en interne, quitte le groupe. (Il montera une boîte de consultance spécialisée dans le développement durable.)

Strasbourg-Cessange-Bruxelles Ainsi se termina la première tentative pour développer une petite partie du no man’s land baptisé « Porte de Hollerich ». Ce mégaprojet urbanistique était apparu en 2004, lorsque la Ville lança un concours international d’idées. Le catalyseur du projet devait être la « gare périphérique internationale » prévue à Cessange. Cette station était supposée accueillir une ligne de TGV en provenance de Strasbourg et à destination de Bruxelles. Décidée en 2003 par les gouvernements belge, français et luxembourgeois, l’interconnexion ferroviaire devait relier les trois capitales européennes. Les CFL avaient calculé qu’en évitant la Gare centrale congestionnée, les trains gagneraient « plus de dix minutes ».

En 2010 encore, Paul Helminger s’envole pour le salon Mipim à Cannes pour vendre sa « boom city » aux investisseurs, en mettant le Ban de Gasperich et la Porte de Hollerich dans la vitrine. Or, côté belge, le projet « EuroCap-Rail » s’enlise. HvL et Paul Wurth, propriétaires des terrains par lesquels les routes menant vers le nouveau quartier devaient passer, restent dans l’expectative. Quant aux riverains, paniqués, ils annoncent ne partir de leurs maisons que « les pieds devant ». Le « Momentum » était passé. La Porte de Hollerich tombe dans le coma.

Polfer prend le « lead » Le nouveau PAG, voté en 2017, vient de ressusciter ces 35 hectares, les reclassant en zone mixte urbaine. La commune est propriétaire de soixante pour cent des terrains et elle réclame « le lead ». Alors que le PAG était encore en élaboration, la maire Lydie Polfer (DP) approche les cinq propriétaires privés de la zone et leur propose de planifier ensemble un « éco-quartier ». (Lorsqu’on évoque le précédent « Hollerich Village », la maire répond : « Un vrai éco-quartier ne se crée pas sur dix mètres carrés ; on a besoin d’une certaine dimension ».) Il s’agirait, dit-elle, de créer un climat de confiance entre propriétaires : « Nous devons travailler ensemble, soss bäisse mir op Granit ». En réalité, les cinq latifundiaires auraient été mal avisés de refuser la proposition de Polfer. Sans la commune, aucun d’entre eux ne pouvait espérer développer ses réserves foncières. Ils sont donc condamnés à suivre la commune.

Il y a quelques semaines, Le Quotidien citait Laurent Langer, chef du service urbanisme de la Ville, qui avançait la date de 2030 pour le commencement des travaux à la Porte de Hollerich. En 2007, l’ouverture de la gare périphérique à Cessage était annoncée pour 2014 (puis repoussée à 2016). Le début des constructions des premiers bâtiments se ferait en 2013, lisait-on en 2008. Aujourd’hui ni Lydie Polfer ni son échevin Serge Wilmes (CSV) n’osent fixer une date. Le quartier sera-t-il rapidement développé ? « Rapide ? L’urbanisme ?! », répond Polfer. « Il s’agit ici de ne pas trop se tromper. Ce quartier va marquer la ville pour les prochaines quarante ou cinquante années. » La Porte de Hollerich et sa vision maximaliste de 3 600 logements ne sera pas pour demain, ni pour après-demain. Il faudra déjà réussir à reloger le dépôt de bus et démonter le P&R Bouillon. En attendant, le conseil échevinal, accompagné des cinq propriétaires privés, entame un pèlerinage à travers Vienne, Rotterdam et Lyon à la recherche d’inspirations urbanistiques.

Le dégel d’une ville Ban de Gasperich, Royal Hamilius, Porte de Hollerich ; les principaux mégaprojets ont été lancés à l’époque Helminger (1999-2011). Dans la dernière édition de Forum, le ministre de l’Aménagement du territoire, Claude Turmes (Déi Gréng), fait un étonnant panégyrique de l’ancien new public manager libéral : « Wir hatten das Glück, Paul Helminger als Bürgermeister der Stadt Luxemburg zu haben der dafür gesorgt hat, dass seine Stadt die lange Jahre eingefroren war, sich zu einer wahren Hauptstadt entwickeln konnte. » Quand on lui cite ce passage, qui implique que sous ses premiers mandats (1982-1999) le développement de la capitale aurait été paralysé, Lydie Polfer lâche : « Le Plan Joly de 1992, c’est moi qui l’ai fait ! Depuis, le périmètre d’agglomération n’a pas été étendu d’un mètre carré. » Elle revient sur sa « première vie » de maire : « Je n’ai pas peur. Qui a fait le Kaltreis [à Bonnevoie] ? Qui a fait la Sauerwiss [à Gasperich] ? »

Le tracé du tram va-t-il à l’avenir définir les zones à développer et à densifier ? L’urbanisme de la capitale sera-t-il dicté par le ministre des Transports, François Bausch (Déi Gréng) ? Exaspérée, Lydie Polfer pointe vers la rue de Hollerich sur le Plan Joly, accroché ensemble avec le PAG actuel derrière la table de réunion dans son bureau  : « Nous y avions déjà à l’époque défini un gros CMU [coefficient maximal d’utilisation]. » Quant aux futures lignes du tram, Lydie Polfer demande à voir : Il faudrait déjà réussir à atteindre la Kockelscheuer d’ici 2023… Deux tracés sont définis comme « priorité 2 » : le long de la route d’Arlon et le long de rue de Hollerich. Lequel privilégier ? Polfer préfère ne pas se prononcer. « Mais on ne pourra pas faire les deux en même temps. »

Métropolisation gastronomique En attendant le développement de la Porte de Hollerich, de nouveaux modèles économiques y émergent. Stationnée sur le terrain des Ehlinger, entre les camionnettes orange Intralux, la Friterie Corinn’s est une cantine populaire cachée qui sert surtout les ouvriers communaux débarquant avec les bennes à ordures.

L’offre culinaire qui s’est développée dans cette zone transitoire est assez atypique pour une ville de taille moyenne ; elle exprime la tendance à la « métropolisation » du Luxembourg. À cent mètres de la friterie, dans le pâté de maisons entre la Place Saints Pierre et Paul et la rue de l’Aciérie, on trouve quatre excellents restaurants où on peut manger italien (Curiel), marocain (Le Riad) et syrien (Chiche). Dernier venu, The Farm vient d’investir un atelier désaffecté de traiteur, s’arrangeant avec la famille Scholer (Grands Magasins Monopol), propriétaire du site. En l’espace de deux ans, la zone la plus excentrée de la capitale en est devenue le centre gastronomique secret. Or, c’est une éclosion éphémère tributaire de l’avancement des projets des promoteurs immobiliers.

Cousins éloignés du KPL Au 107 route d’Esch, le Circolo Eugenio Curiel se retrouve dans « une situation embarrassante », admet Umberto Picariello membre du comité de l’ASBL. L’ancien siège luxembourgeois du Parti communiste italien, dissous en 1991 et refondé en parti social-démocrate (« On n’a jamais été frère du KPL ; plutôt un cousin éloigné », estime Picariello), est pris en étau par les projets immobiliers qui l’entourent. Une suite de promoteurs est déjà passée prendre langue. « Fort de notre passé, il faut regarder vers l’avenir, déclare Picariello. Ce serait un peu ridicule de se retrouver coincé à droite et à gauche entre des entités modernes. » D’un point de vue architectural, l’immeuble, acheté en 1971 en rente viagère à une dame âgée (elle mourra en 1983) et rénové durant les weekends par des camarades du parti, n’a rien de particulier.

Mais la trattoria (qui a fait peau neuve et vient d’embaucher une nouvelle cheffe) et les salles de réunion constituent un lieu de mémoire pour la gauche luxembourgeoise, qui y a célébré ses victoires et lamenté ses défaites. « Les camarades sont attachés au site même », dit Umberto Picariello. Il évoque la possibilité d’un échange de mètres carrés, donc d’une réouverture du Circolo au même emplacement mais au rez-de-chaussée d’un building d’appartements.

Dann ass de Bagger do Pitt Pirrotte se retrouvait « sous-occupé », comme il dit. En 2010, il avait vendu l’agence immobilière Inowai qu’il avait fondée en 1999. Depuis, avec son cousin Philippe Fettes, il passait son temps à tenter de développer les neuf hectares de pâturage situés à côté de la gare de Leudelange qu’avaient acquis ses arrières grands-parents en 1905. (Pirrotte et Fettes avaient ainsi signé une convention avec le président du Fonds du Logement, Daniel Miltgen, ce qui avait provoqué une enquête judiciaire qui a débouché sur un non-lieu.)

Pirrotte est également propriétaire d’une maison au 99 route d’Esch, où son grand-père tenait une boucherie. Pirrotte et Fettes ont racheté les quatre maisons voisines avec l’objectif d’y construire un bloc de résidence en briques noires : Cinq étages, 3 500 mètres carrés de surface habitable répartis entre petits appartements. « Une typologie » de logement qui correspondrait à la demande des employés de la Cloche d’Or. « Ce sera très sexy pour des célibataires qui travaillent chez PWC », résume Pirrotte.

Or, en attendant le vote du PAG, les autorisations de bâtir restaient en suspens. Dans l’intervalle, Pirrotte décide de mettre le pâté de maisons à disposition de réfugiés qui fréquentaient le Hariko. Son idée était de créer un restaurant « pop-up », servant de la cuisine syrienne. Deux ans plus tard, le Chiche occupe trois maisons, emploie trente personnes et sert jusqu’à 300 couverts par jour. (Pirrotte estime que, depuis décembre 2017, quelque 90 000 clients y ont mangé.) Son cousin Fettes explique ce succès par le côté authentique des lieux : « Au Luxembourg, tout doit être clean. Il y a peu d’endroits qui soient un peu futti. » Pirrotte, dont la campagne, Isabelle Dickes, a décoré le Chiche le corrige : « Kontrolléiert futti ».

Pirrotte s’est totalement investi au Chiche. On l’y retrouve quasiment tous les jours, accueillant les clients, s’occupant de la comptabilité, changeant les ampoules. Ces jours-ci il travaille d’arrache-pied pour finaliser la transplantation, imminente, du Chiche au Limpertsberg, avenue Pasteur, à l’emplacement d’une ancienne pizzeria. Car le 15 octobre, le pâté de maison route d’Esch sera démoli. « Da kënnt de Bagger ».

Bernard Thomas
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