Auchan Cloche d’Or joue des coudes sur un créneau déjà bien occupé. Le modèle de l’hypermarché cherche un nouveau souffle

Un dernier pour la route

d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2019

Lundi, 12h45. Sandra, Raquel et Marco profitent de la pause déjeuner et du calme estival. Ils arpentent d’un pas hésitant les larges allées d’Auchan Cloche d’Or. L’immense centre commercial et son non moins impressionnant hypermarché ont ouvert leurs portes à la sortie sud de la capitale à la toute fin du mois de mai. Les clients cherchent leurs repères. L’agacement guette lorsque l’un peine à trouver sa référence. Les nouveaux services requièrent de nouvelles compétences. Assistée d’une hôtesse, Sandra se sert un litre d’huile d’olive en vrac. « C’est un des seuls rayons bio dépourvu d’emballages », remarque-t-elle. Clairement « un plus » à ses yeux. Après sa séance à la salle de sport voisine, Sandra remplit son panier de courses. Elle retournera ensuite à son bureau en centre-ville. Raquel travaille elle dans la galerie commerciale. L’employée de ZaraHome s’affaire dans le rayon surgelés liste en main avant de filer vers les caisses pour reprendre prestement le boulot. Les achats attendront au frais jusqu’à ce soir et le retour à la maison. Marco, son épouse et leurs ados profitent. Tout juste revenue de vacances en France, cette famille de Mersch se réunit une dernière fois avant la rentrée autour d’une séance de shopping. Ces historiques clients de Cactus apprécient ici l’espace et la « qualité des produits ». « Oui nous reviendrons certainement faire nos courses à l’avenir », assure Marco.

La multitude de profils rencontrés cette après-midi révèle la nature protéiforme de la clientèle. L’une privilégie une éthique de consommation, l’autre l’efficacité et la dernière le loisir. Elles se rassemblent néanmoins toutes autour de la maximisation de l’utilité, un concept de la théorie néoclassique du consommateur. Or, les hypermarchés occupent de moins de moins de place dans une acception hédoniste de la consommation.

Ces géants de la grande distribution étalés sur des surfaces qui dépassent dix mille mètres carrés perdent de la vitesse en Europe. En France, un marché comparable à celui du Luxembourg, Casino a cédé en début d’année sept de ses hypermarchés. Son concurrent Auchan lui a emboité le pas en avril avec la cession d’une unité, en sus d’une vingtaine de supermarchés. La marque au rossignol vit des heures globalement sombres (elle se retire d’Italie et du Vietnam). Les résultats des activités luxembourgeoises, pour majeure partie liés à l’activité hyper et à celui du Kirchberg dans les comptes publiés ces dernières années, sont aussi passés dans le rouge en 2017 et 2018. Mais le déficit tient cependant, dit-on à la direction, aux investissements liés au développement des derniers-nés à Differdange en 2018 et à la Cloche d’or en 2019.

Il est néanmoins établi que le chiffre d’affaires de l’enseigne au Kirchberg recule doucement, mais surement, depuis 2014. Il est passé de 177 à 171 millions d’euros annuels (selon les comptes de Auchan Luxembourg). La progression affichée en 2018, à 180 millions, s’explique par l’ouverture de l’hyper de Differdange sur la zone Opkorn. Cactus admet le même type de recul. « La tendance est baissière oui, mais pas lourdement », nous explique le directeur général Laurent Schonckert par téléphone. La structuration du groupe luxembourgeois, divisée en une quinzaine de branches sous la holding Betsah Invest (œuf, en hébreu) de la famille Leesch, brouille l’affectation des résultats et la structure de coûts. Difficile d’en prendre la réelle mesure. Les protagonistes de la grande distribution se méfient. Il paraît plus aisé de consulter les plans d’un sous-marin nucléaire que les recettes de Cactus.

Mais le marché sature. C’est acquis. « On se demande maintenant s’il n’y a pas trop de surfaces ». Laurent Schonckert constate que le « gâteau », métaphore qu’il affectionne, ne grandit plus et qu’ils sont de plus en plus de distributeurs à en prendre une part. Entre les lignes, le directeur général de la marque luxembourgeoise regrette l’ancienne loi sur les grandes surfaces. Elle permettait une appréciation politique du besoin… ce qui décourageait les potentiels entrants (en sus du moratoire établi entre 1996 et 2005 après le « choc » de l’arrivée d’Auchan, d’Land du 21.03.2014). Les surfaces commerciales dépassent le million de mètres carrés depuis 2016-2017. Faute de logements en suffisance, la croissance démographique ne suit pas celle des supermarchés ouverts.

Concernant plus particulièrement les hypermarchés, leur désaffection tient d’abord, selon les experts, à des changements ethnologiques. Le recul du modèle de la famille nucléaire, unie avec plusieurs enfants, a accéléré la transition du caddie au panier à roulettes. Symboliquement ensuite, les hypers sont perçus comme déshumanisants, synonymes de malbouffe ou de pression sur les producteurs. Au Grand-Duché, la congestion du trafic rebute par dessus tout ses habitants. De moins en moins bravent les embouteillages pour se rendre dans les hypermarchés situés en périphérie des villes. Les axes sont déjà empruntés par ceux, résidents de « province » ou en dehors des frontières, qui quittent la capitale. De fait, les achats volumineux sont moins réalisés dans les hypers et davantage en ligne. La comparaison des prix y est plus aisée. La livraison souvent gratuite. Le retour facilité. Puis il y a les remarques liées à la taille. « Les gens me le disent quand je traverse le mall ou quand je suis en ville : ‘Oui la Belle Etoile pour moi c’est trop grand.’ Je ne m’y retrouve pas », explique Laurent Schonckert, vedette charismatique de la grande distribution nationale. Puis déambuler dans les longues allées centrales des hypers requiert du temps. « C’est un autre achat », résume-t-il, comparativement aux surfaces restreintes que l’on retrouve au cœur des quartiers résidentiels.

Les consommateurs privilégient désormais des courses plus petites et ciblées dans un rayon limité autour du domicile ou du lieu de travail. « Les gens ne font plus de grosses courses. Les appartements sont de plus en plus petits. Le congélateur à la cave, c’est fini pour beaucoup », explique Nicolas Henckes, directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC). La renaissance des épiceries de village, mises en valeur cet été dans les colonnes du Wort, via sa série Rückkehr des Dorfladens, en est le stigmate. Les chaînes de la grande distribution profitent aussi de cette demande si elles se sont diversifiées. « C’est un de nos atouts, se félicite Laurent Schonckert. Nous avons depuis toujours privilégié plusieurs canaux de distribution ». Les supermarchés de Merl, Bonnevoie, Windhof ou Gare « marchent vraiment très bien ». Ils affrontent là les Delhaize ou Smatch. Auchan n’a pas développé le concept.

L’époque de la simple massification des achats dans une logique d’économie est donc révolue. Elle prévalait au début des années 2000 quand l’idée d’un hypermarché à Gasperich a germé chez Flavio Becca. Avec ses terrains et son PAG (plan d’aménagement général) pour le développement d’un quartier résidentiel et commercial Cloche d’Or, l’entrepreneur de l’immobilier tenait de l’or en briques. Fort d’une relation solide avec Vianney Mulliez, cousin du fondateur (Gérard) de l’empire Auchan et son successeur à la tête de l’entreprise en 2006, il scelle un accord de principe. Mais les développements trainent et Auchan envisage un temps de se rétracter, confie Cyril Dreesen, directeur général de la filiale luxembourgeoise (voir portrait). Cactus lorgne un temps sur le site, en embuscade au cas où la direction aurait pu trancher le dilemme : vaut-il mieux laisser la place à un concurrent ou prendre le risque de cannibaliser un autre de ses magasins, en l’occurrence celui de Howald ?

Mais Promobe (famille Becca) et Immochan (filiale immobilière du groupe des Mulliez devenue Ceetrus en 2016) s’allient en 2014 dans le consortium LCO. L’investissement global s’élève à 300 millions d’euros. Auchan achète les 12 500 mètres carrés de l’hypermarché (sur les 75 000 de surface commerciale incluant la galerie). Une vente en état futur d’achèvement pour un montant de 35,3 millions d’euros est conclue en février 2018.

Mais à cette date le contexte commercial a changé pour ces étoiles noires de la consommation. Chez Cactus « on se creuse la tête » pour assurer la viabilité des deux hypermarchés, à Bertrange et Bascharage. « Ces magasins sont très importants pour nous », témoigne Laurent Schonckert. Ils pèsent « presqu’un tiers du chiffre d’affaires » global. Les hypermarchés signent des résultats probants les weekends et veilles de jours fériés. Ils confèrent à ce titre un pouvoir de négociation majeur vis-à-vis des producteurs. Ils rassemblent aussi environ cent mille références et font figure de vitrine du savoir-faire de la marque. « Le consommateur recherche toujours des nouveautés, notamment dans le food et le frais ». De même le service coûte marginalement moins cher dans un hypermarché. Son coût est plus facilement répercuté. Ce qui pousse Laurent Schonckert à dire que les grandes surfaces, « nous les chouchoutons quand même ».

Les « stratèges » Auchan ne sont pas en reste. Ils privilégient dorénavant le concept de « Lifestore » à celui d’hypermarché pour mieux tenir compte des changements sociologiques. La réflexion sur l’aménagement du lieu et la sélection des produits part de « l’habitant ». « Pas forcément le client, mais celui ou celle qui va vivre, travailler, amener ses enfants à l’école, s’adonner à une pratique sportive ou… faire ses courses », détaille volontiers le directeur Cyril Dreesen. « Il va ressentir des choses, avoir des émotions. » Moulé dans une école de commerce française, le dirigeant d’Auchan invoque ses méthodes et concepts. Il justifie son arrivée début 2018 pour adapter la surface aux besoins du moment. Un groupe de travail s’est accompagné de seize personae, des clients potentiels. Ils ont convoqué des tables rondes. Ils sont allés chez elles, chez eux, pour tester les offres. Un tour d’Europe des supermarchés a été organisé parallèlement. Ce travail « réalisé en mode smart innovation » a duré 18 mois.

Les concepts marketing fleurissent dans les propos du directeur de la filiale luxembourgeoise. Fini le push, l’heure est au pull. « On sort d’un mode de fonctionnement drivé par l’achat depuis cinquante ans. Plus je massifie, plus les prix sont intéressants et je propose cinquante fois votre lot de Nivea par trois ». Cette ère apparaît « sinon révolue, en passe de l’être » pour le patron quadra. Le chiffre d’affaires est maintenant généré par la réponse aux attentes de « l’habitant ». Les notions de « pertinence » et de « qualité-prix » guident l’offre. La consommation raisonnée s’impose. Fini « le prix, le prix, le prix » ou le packaging familial pour finalement en « jeter la moitié ».

Les services accompagnent l’offre de biens. La grande surface met en musique des expérimentations déroutantes. La brasserie entre le fromager et la poissonnerie, la possibilité de déguster un château Margaux et une côte de bœuf dans le rayon vin, une cabine de soins du visage au cœur de l’espace bien-être ou un amphithéâtre à côté des ordinateurs. Après quelques mois d’ouverture, la direction se réjouit de l’accueil réservé aux « métiers de bouche ». « Très joli retour sur l’espace bio », explique Cyril Dreesen pas peu fier du concept zéro déchet, « un parti pris fort ». « Franc succès » également pour la brasserie installée telle un restaurant au milieu de halles parisiennes.

Cyril Dreesen maugrée en revanche sur « le fond de magasin ». « Je pense qu’on peut aller plus loin dans l’expérientiel ». Comme les clients, la direction avance à tâtons. « La vitesse de croisière n’est pas du tout atteinte ». Octobre marquera le vrai lancement. Les services auront alors tous été lancés: une puéricultrice gardera vos enfants (pour huit euros de l’heure). Un personal shopper vous assistera dans la définition de vos besoins pour les événements. Une esthéticienne vous déposera un masque d’argile sur le visage à côté des distributeurs à graines (des rideaux préservent toutefois un semblant d’intimité).

Le chiffre d’affaires va croître « crescendo », prédit le Français. Il qualifie de « fabuleuse » la zone entourant la coque Auchan (dont on limite volontairement la référence, un seul logo – blanc et pas rouge – rappelle l’identité du propriétaire). Elle accueillera sous peu de nouvelles habitations. Le Ban de Gasperich rassemblera à terme une vingtaine de milliers de personnes. Le tramway fera converger en 2023 des résidents de quartiers plus éloignés. Et des passants, il en faudra pour rentabiliser l’investissement et les coûts de fonctionnement. Un seul hypermarché Auchan emploie environ 500 personnes (570 au Kirchberg et cent de moins Cloche d’or pour l’instant). Le seul coût en salaires s’élève à une vingtaine de millions d’euros.

Or, les Amazon-Alibaba-Zalando et les category killers (comme Decathlon ou Darty-Fnac) mettent la pression sur la partie non alimentaire. « Les surfaces liées sont en partie trop grandes pour bien les rentabiliser », témoigne Laurent Schonckert. Il prend pour témoin la redéfinition du projet d’hypermarché Cactus à Lallange, en périphérie d’Esch. Programmé il y a dix ans pour s’étaler sur quelque treize mille mètres carrés (une taille comparable aux magasins de Bertrange et Bascharage), sa superficie a été significativement revue à la baisse: 7 500 mètres carrés. Des gens remplacent les machines à laver. « Si on avait démarré le projet quelques années plus tôt, on aurait fait plus de mètres carrés que ce que le marché cherche », conclut Laurent Schonckert en un clin d’œil implicite à son concurrent Auchan Cloche d’or où il admet avoir effectué un tour d’observation, « un lundi matin ». « C’est un gros morceau. J’attends de voir comment le marché le digère », sourit-il en manifestant le vœu de ne pas émettre de jugement de valeur.

Pour rentabiliser son nouveau « laboratoire international » (Cyril Dreesen étendra ensuite le concept en prenant en sus la direction du Grand Est), l’objectif de Auchan Luxembourg s’élève à quasiment 50 000 visites par jour, soit onze millions par an. Selon les prospections, seulement quarante à cinquante pour cent viendront de la capitale et alentours. Le reste, de la Grande Région. Est-ce plausible ? Laurent Schonckert en doute. « J’ai le défaut ou l’avantage d’avoir fait toute ma vie au Luxembourg, je connais quand même bien le comportement de la clientèle. Moi, ça me semble très difficile de générer un tel chiffre d’affaires grâce à la Grande Région », prévient-il. Les groupes de la grande distribution occupent depuis des décennies les zones commerciales en bordure du pays, notamment Auchan à Mont Saint-Martin. Le directeur de Cactus depuis 2002 ne croit pas que les habitants de Thionville, Arlon ou Trèves se rendront à Gasperich régulièrement. Le cas échéant toutefois, « cela ne poserait pas de problème au marché national, car ce serait un nouveau chiffre d’affaires qu’Auchan arriverait à capter ».

Il faudra par ailleurs monétiser celles et ceux qui utilisent les transports en commun, et plus particulièrement le tramway. Pour ce faire, la direction de Auchan Luxembourg mise sur la livraison à domicile. Le client réalise ses achats sur place, laisse ses courses en drop off, rentre chez lui et son caddie arrive quelques instants plus tard. « On a souvent besoin de sensoriel : toucher, gouter,
voir », ce que ce système tarifé autour de quinze euros permet, détaille Cyril Dreesen. Pour les autres qui n’auraient pas le temps, il y a le drive fait-il valoir. La voiture privée demeure le principal allié de la grande distribution. « Je balaie devant ma propre porte, mais sans voiture particulière ça sera très difficile pour les grosses structures », assène Laurent Schonckert.

Pierre Sorlut
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