Maux dits d’yvan

Le coup d’éclat permanent

d'Lëtzebuerger Land du 28.06.2024

Dans son pamphlet contre les institutions de la Cinquième République, François Mitterrand reprochait au général de Gaulle de s’adonner à un coup d’État permanent. La tentation est grande, en effet, pour le chef d’État, élu au suffrage universel, de court-circuiter les institutions pour se retrouver seul face au peuple, en héritier direct des monarques de l’Ancien Régime. Nul, jusqu’à présent, n’en a abusé autant que l’actuel occupant de l’Élysée, dont les coups d’éclat permanents ont fait éclater la nation, ses corps intermédiaires et sa représentation. Il a l’outrecuidance aujourd’hui de se poser en homme providentiel face au chaos qu’il a provoqué. Oubliant qu’il a été élu par deux fois avec les voix de la gauche pour qui le cordon sanitaire face à l’extrême-droite était encore un impératif moral, il feint de croire aujourd’hui que le centre-gauche, style Hollande, est plus dangereux que l’extrême-droite, style Le Pen. Il utilise pour cela un vocabulaire piqué à l’extrême-droite : son discours est truffé de mots empruntés aux militaires, il parle d’immigrationnisme pratiqué par l’extrême-gauche, il accuse le Nouveau Front populaire d’œuvrer pour changer le sexe (sic) en mairie, il se laisse aller à des expressions comme pognon de dingue, pipi de chat, c’est pas bibi, pour faire croire qu’il parle la langue du peuple et non pas le jargon des élites. Avant le premier tour, dimanche, chaque électeur devrait lire ou relire LTI, le magnifique et glaçant journal de Viktor Klemperer qui retrace la lente dérive de l’allemand vers la novlangue nazie dans les années trente du dernier siècle. Élève autoproclamé du philosophe Paul Ricoeur, Macron devrait savoir que les mots ne sont jamais innocents. Mais le langage qu’il pratique est un langage qui n’engage plus, qui fonctionne par à-coups, à l’image des coups politiques de son locuteur qui ne sont pas porteurs d’un projet politique mais les symptômes d’une tactique électorale. Depuis que les communicants et les réseaux sociaux ont torpillé le débat d’idées, les mots l’emportent sur la chose, le signifiant sur le signifié.

Penchons-nous alors sur les mots de cette campagne, le livre de Klemperer en mains : « De nouveaux mots apparaissent, des vieux mots prennent un nouveau sens, de nouvelles juxtapositions verbales se forment pour se figer aussitôt en stéréotypies. » « Les compatriotes de nationalité étrangère » est une de ces nouvelles expressions, qui tient plus d’ailleurs de l’oxymore que du concept sociologique, employées par Macron pour pourfendre la gauche. Cette gauche qui emploie abondamment et avec gourmandise les mots qui font référence à l’histoire, quand l’extrême-droite les évite soigneusement pour des raisons que l’on devine aisément. C’est ainsi que le nom de Front National a été abandonné par le RN qui veut rassembler les « nationaux », alors que la dénomination Nouveau Front populaire a été choisi par la gauche pour signifier qu’elle monte au front. Quant au mot « extrême », dans cette campagne, il ne se décline plus qu’au pluriel. Il sert, à droite, pour renvoyer dos à dos « les extrêmes » : l’extrême-droite, bien sûr, mais aussi l’extrême-gauche qui va, pour ces gens-là, de Mélenchon à... Hollande et Glucksmann.

Mais il est tout aussi intéressant de s’intéresser aux mots qui ont disparu, comme celui de Président de la République. On dit Macron, Jupiter, locataire de l’Élysée, comme pour prouver que le prestige de la fonction présidentielle a bel et bien disparu avec l’apprenti-sorcier de la Rue du Faubourg Saint-Honoré.

La palme du mot vedette revient incontestablement à antisémitisme. Cela est extrêmement regrettable et inquiétant, car de mise en garde, il est devenu slogan. Certains, et non des moindres à l’instar d’un Serge Klarsfeld, semblent avoir oublié que l’antisémitisme fait partie de l’ADN de l’extrême-droite. Chez les catholiques traditionnels, adorateurs de Zemmour et bien présents parmi les expats au Luxembourg, les Juifs restent le peuple déicide. La clique des Le Pen s’épanouit dans un parti fondé par des nostalgiques du maréchal Pétain et du Vichy des lois antisémites. Et si la haine de l’Arabe y est aujourd’hui plus forte encore que celle du Juif (selon la formule : les ennemis de mes ennemis sont mes amis), nombre de ses candidats se sont disqualifiés dans le passé par des propos haineux et autres calembours douteux concernant les Juifs. Depuis Marx et surtout depuis l’avènement de l’État d’Israël, fidèle allié du monde occidental et américanisé, l’antisémitisme s’est aussi invité, telle une espèce invasive, chez l’extrême-gauche. La politique criminelle de Netanyahou et ce qu’il faut bien qualifier de ses crimes de guerre à Gaza jettent, bien-sûr, de l’huile sur ce feu-là. Et il faut rappeler à Jean-Luc Mélenchon que l’antisémitisme n’est pas résiduel, ni en France, ni ailleurs, et qu’il prend, depuis le 7 octobre, des proportions jamais vues depuis la chute des nazis. Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que l’antisémitisme du RN est soluble dans la haine, quand l’antisémitisme de quelques insoumis est soluble dans un altermondialisme mal compris, ou pire, de mauvaise foi. L’antisémitisme de gauche se nourrit de la tragédie de Gaza, l’apparent et récent philosémitisme du RN aussi. Dans cette drôle de campagne, l’antisémitisme se décline, lui aussi, au pluriel. Et l’histoire nous apprend que c’est dans les moments de crises démocratiques que le phénix de l’antisémitisme renaît de ses cendres, où il n’a d’ailleurs jamais cessé de couver. À bonne électrice, shalom ! (À suivre) . p

aYvan
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