Le « G9 des petits pays »

Fausse réponse à un vrai défi

d'Lëtzebuerger Land du 11.12.2015

Face aux critiques suscitées par son intention de vouloir « réunir un G9 des pays de moins d’un million d’habitants », le Premier ministre Xavier Bettel vient d’opérer un retrait partiel en écartant toute institutionalisation sans toutefois exclure des rencontres de type multilatéral. Comme l’initiative d’un G9, présentée lors de la visite du Premier ministre japonais, avait notamment provoqué une mise au point du ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, elle mérite qu’on examine de près le fond de l’idée. Celle-ci romprait avec notre politique étrangère des cent dernières années durant lesquelles les gouvernements de toutes les couleurs ont eu comme objectif de placer et de maintenir le Luxembourg à la table des grands, là où se prennent les décisions sur notre avenir politique et économique.

Suggérer le nombre d’habitants comme critère dans les relations internationales peut reléguer le Luxembourg en quatrième division de la diplomatie internationale. C’est surtout méconnaître la spécificité du Luxembourg dont l’histoire, l’osmose transfrontalière avec sa Grande Région ainsi que les réalités politiques et économiques font fi à toute catégorisation par la taille. Le fait incontournable des cinquante dernières années est que nous avons, dans le jargon anglo-saxon, « punched above our weight » ; nous occupons une place sur la scène internationale sans commune mesure avec le nombre d’habitants du pays. Comme l’est d’ailleurs aujourd’hui la position sur l’échiquier mondial de notre place financière, de la sidérurgie, de l’aide au développement, des secteurs des satellites, des médias, de la chimie, du frêt ou du commerce électronique.

Cette inéquation entre le nombre d’habitants et notre poids politico-économique nous est parfois reprochée, et souvent enviée. Tout critère de taille dans les relations internationales amènerait dès lors de l’eau sur le moulin de ceux qui trouvent déjà aujourd’hui que notre place financière et les autres secteurs clés de notre économie sont démesurés par rapport au nombre d’habitants. Et les candidats ne manquent pas à vouloir se partager cette prétendue trop grosse part du Luxembourg qu’on voudrait bien lui enlever sur base d’un critère de taille.

Quelles que soient les intentions d’une initiative, c’est la perception que l’étranger peut en avoir qui importe en diplomatie. Or, comment l’étranger ne verrait-il pas dans ce G9 l’association du Luxembourg avec quatre autres pays qu’on soupçonne d’être des paradis fiscaux ? Comment éviter qu’on n’y voie une association du Luxembourg avec deux pays aux places financières jugées démesurées par rapport à leur taille, et qui ont toutes les deux subi un crash bancaire d’envergure ?

Notre Premier ministre s’est-il laissé aller à cet impromptu d’un G9 en réaction à la mention par le Premier ministre japonais de sa future présidence du G7, dont le Luxembourg ne sera pas ? Ce qui pose alors la question du défi que les G7 et G20 représentent pour le Luxembourg et de la réponse à y apporter...

Le véritable enjeu de ces directoires des grands est celui de notre participation au processus de prise de décision, dont on voudra nous exclure. Nos intérêts souffriront du fait que les opinions et décisions se formeront sans que nous puissions faire valoir notre point de vue ou plaider une dérogation. Le Luxembourg s’est dès lors toujours montré réticent à l’encontre de ce rassemblement des plus grands pays de la planète. Si, à nos yeux, la taille ne devrait pas servir de critère pour un directoire des grands, elle ne devrait pas non plus servir de critère pour une réunion des plus petits.

Pour minimiser les risques des directoires de type G7 ou G20, des voies autres qu’un G9 mériteraient exploration par la diplomatie luxembourgeoise, pourquoi pas, par exemple, lors de la récente visite du Premier ministre japonais.

À nos grands partenaires qui invoquent le souci d’efficacité pour justifier le directoire, nous devrions rappeler que les difficultés à trouver le consensus sont plus souvent le fait des grands pays que des petits. Nous pourrions souligner qu’il n’y a en Union européenne guère de configurations de vote opposant tous les grands États membres à tous les petits. Devant l’impossibilité d’éviter les groupes restreints, il sera utile de plaider pour leur caractère « open ended » et pour la transparence des travaux en leur sein.

Le Luxembourg pourrait suggérer une sectorialisation du G20 qui nous accorderait – et à d’autres pays bien plus grands que nous – un strapontin dans les domaines comme ceux de la sidérurgie, des finances, des satellites, de la coopération et autres secteurs dans lesquels nous avons à la fois un poids international certain et reconnu ainsi qu’un grand intérêt national. Sans lancer cette réflexion, nous ne saurons convaincre les pays du G20 de ses mérites.

On examinera avec prudence l’idée d’une représentation tournante de non-membres du G20. Car fonder un tel regroupement de non-membres sur un critère de petite ou moyenne taille reviendrait à valider le concept de taille sous-jacent à tout directoire. Par contre, le critère du rassemblement régional offrirait au Benelux une justification pour siéger au directoire du monde au même titre que les pays développés comme le Canada et l’Australie, dont il égale aisément le poids politique, militaire et économique.

Notre action diplomatique ne devrait pas pour autant négliger les pays de moindre taille. Plutôt que de les enrôler dans une concertation multilatérale qui consacrerait la taille comme critère de regroupement, le véritable leadership serait de les convaincre bilatéralement des risques de voir le nombre d’habitants s’imposer comme critère d’appartenance au détriment du réel poids économique ou politique.

Sur le plan national, il faudra se remémorer que toute politique étrangère requiert d’abord une présence sur la scène internationale, donc également dans les pays du G20. Aujourd’hui nous restons absents dans trois pays du G20, à savoir l’Arabie Saoudite, l’Argentine et l’Australie, n’entretenons que des ambassades non-résidentes dans cinq pays du G20, à savoir au Brésil, au Canada, en Corée du Sud, en Indonésie et au Mexique. Une meilleure présence dans les pays du G20 offrirait une chance d’y faire valoir nos vues afin de faire infléchir les décisions normatives qui se prendront en notre absence. Par ailleurs, nombre des pays du G20 sont des économies offrant à la fois des opportunités et des défis pour notre commerce extérieur et notre capacité d’attraction d’investissements étrangers.

Le succès de telles initiatives diplomatiques n’est certes pas acquis d’avance. Mais elles évitent les risques inhérents à une initiative de G9.

Jules César a pu préférer être le premier dans un village plutôt que le deuxième à Rome. Le Luxembourg ne saurait ambitionner un rôle premier dans le village des petits tant qu’il a l’opportunité de défendre ses intérêts vitaux au forum des grands.

Alphonse Berns est ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, ancien ambassadeur à Washington, Genève, Bruxelles, Londres et auprès de l’Otan.
Alphonse Berns
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