Le débat à la Chambre sur la reconnaissance de la Palestine vire une nouvelle fois au sauve-qui-peut diplomatique

« Shame on you »

Manifestation devant la Chambre des députés mercredi
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 28.06.2024

Ce mercredi matin, une trentaine de militants ont planté des drapeaux aux couleurs panarabes devant la Chambre. « Agissez, arrêtez l’hypocrisie », « No more complicity » ou encore « Recognize Palestine » sont scandés devant une poignée de policiers peu inquiets. Les slogans peinent à percer les murs. Dans l’ouate de la grande salle du Krautmaart, Francine Closener (LSAP) se dit « heureuse de discuter » de la pétition réclamant la reconnaissance de la Palestine. Déposée en février par un jeune Luxembourgeois d’origine bosnienne, Halid Karajbic, le texte réclamant plus de « justice pour les Palestiniens » a rencontré un succès inédit pour une revendication d’initiative populaire d’ordre international (d’Land, 23.02.2024).

« La reconnaissance de la Palestine, c’est une mesure de protection pour le peuple palestinien », introduit le pétitionnaire (également membre du collectif Waassermeloun), devant la commission présidée par Francine Closener. Keffieh sur les épaules, Halid Karajbic, 23 ans, retrace brièvement son parcours familial face à la quinzaine de députés, des membres de la commission parlementaire, mais aussi Lydie Polfer, Patrick Goldschmidt (DP) ou encore Laurent Mosar (CSV). L’initiateur de la pétition rappelle la guerre de Bosnie que ses parents ont fuie. Le jeune informaticien s’offusque devant les crimes du même acabit commis dans la bande de Gaza. Il reprend le terme de génocide donné à la tuerie de Srebrenica. Vient ensuite le témoignage bouleversant de Dalia Khader, de nationalités palestinienne et luxembourgeoise. « Paix et dignité sont des droits fondamentaux pour tous les êtres humains. Pourquoi pas pour les Palestiniens ? ». Sanglots coincés dans la gorge, elle rappelle ses origines familiales, cinq générations l’ont précédée dans la ville sainte de Jérusalem avant d’émigrer au Grand-Duché en 2010, via Londres et Amman. Dans les années 1990, elle et sa famille ont cru aux accords d’Oslo : « Life was going to change. We assumed for the better. » Mais des centaines de check points ont cadenassé le territoire et la vie des Palestiniens, une « humiliation », un « apartheid » également matérialisé par un mur de séparation de 700 kilomètres de long, témoigne celle qui milite aujourd’hui pour la cause.

Ce mercredi, un concentré du conflit israélo-palestinien s’invite dans l’institution parlementaire. « Maalesh Al-hamdu li-l-lāh », martèle Dalia Khader, égrainant les privilèges de la vie en Occident. « C’est bon, Dieu soit loué, ma maison est encore intacte, contrairement à celle de mes proches en Cisjordanie. C’est bon, Dieu soit loué, je n’ai pas subi les massacres qui ont ravagé villes et villages en Palestine. C’est bon, Dieu soit loué, nous ne sommes pas à Gaza et on ne subit pas les horreurs du génocide et de la famine. Vivent parmi nous au Luxembourg des Gazaouis qui ont perdu toute leur famille à Gaza », énumère la Luxo-palestinienne. Pour Dalia Khader, 42 ans, « cette pétition montre que la population luxembourgeoise a compris que la Palestine existe et qu’il est temps que le Luxembourg la reconnaisse officiellement, pour être du bon côté de l’histoire ».

Parmi les personnes invitées par le pétitionnaire, figure aussi l’expert en droit international à l’ULB, François Dubuisson. Ce spécialiste du dossier israélo-palestinien rappelle entre autres (voir entretien, pages 4 et 5) que le Luxembourg a reconnu implicitement l’État palestinien en s’y liant via 89 conventions. Le reconnaitre officiellement, comme 147 autres pays l’ont fait, serait « en pleine cohérence avec la politique étrangère du Luxembourg », plaide-t-il. La Franco-luxembourgeoise, Martine Kleinberg, fondatrice de l’association Jewish call for peace, se revendique de l’universalisme juif et exorcise toute éventuelle accusation d’antisémitisme. « Reconnaître un État palestinien n’est ni antisémite, ni anti-israélien », introduit-elle. Elle pointe du doigt la couardise des responsables dans les différents gouvernements de ces dernières années : « Je sais par des confidences un peu honteuses des uns et des autres que de nombreux politiques sont paralysés dès qu’il s’agit de critiquer Israël tant est grande la peur d’être taxé d’antisémite. Il est urgent de dissocier clairement ce qui est un délit d’une politique internationale », fait valoir Martine Kleinberg. Elle conclut : « Je vous conjure d’écouter cette nouvelle génération qui a assimilé le plus jamais-ça. »

Franz Fayot (LSAP) et Sam Tanson (Déi Gréng) répètent le soutien de leurs partis à une reconnaissance immédiate de l’État palestinien. La principale fraction à la Chambre, le CSV, se mure dans le silence. Seul le DP se prononce. Les libéraux ressassent leurs arguments. L’absence de frontière sûre et certaine (à cause de la colonisation israélienne) pour la Palestine poserait problème. Ou encore : reconnaitre l’État palestinien rétribuerait le terrorisme du Hamas. Le ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel, se dit volontaire : il s’est rendu sur place deux fois. Il a invité à dîner les chefs d’État arabes en marge d’un sommet européen. Il a adressé un ultimatum au gouvernement israélien pour le contraindre à respecter les mesures conservatoires prononcées par la Cour internationale de justice. Mais ces gesticulations n’ont rien produit. Xavier Bettel comprend aujourd’hui la souffrance des Palestiniens évoquée sur le banc des pétitionnaires. Mais à Jérusalem, son homologue lui a organisé une rencontre avec des familles d’otages, « plus de cent sont encore entre les mains du Hamas ». « Imaginez dire aux familles reconnaître la Palestine alors que le fait générateur serait le 7 octobre », développe le ministre. Trois pays de l’UE, avec lesquels le Luxembourg a un temps été aligné, viennent de reconnaître l’État palestinien. Mais l’impact serait nul ou presque, selon le libéral. Xavier Bettel dit maintenant chercher des alliés en Asie et « au Panama » (sic). Il prend rendez-vous avant la fin de l’année pour présenter une « solution à la luxembourgeoise ».

En conclusion, Xavier Bettel égratigne ses anciens ministres, Sam Tanson et Franz Fayot. « Je sais que différentes personnes ici s’impatientent. J’ai été dix ans Premier ministre. Cela n’a jamais été fixé à l’ordre du jour. J’invite donc les gens ici à une certaine honnêteté politique, à ne pas céder à l’opportunisme et à travailler de concert dans l’intérêt des Palestiniens », lâche-t-il. Contacté après coup, le député Fayot confie au Land en avoir discuté ensuite avec son ancien chef de gouvernement et lui avoir exposé que « sa pique contre ses anciens coalitionnaires était hors-propos, car il y a eu une césure avec le 7 octobre », une aggravation du conflit qui « évidemment justifie une reconnaissance ». Également contacté par le Land, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP), relate qu’il n’a pas insisté pour la reconnaissance au niveau national sous les mandatures Bettel, car il connaissait la position des libéraux. « On ne fonce pas quand on n’a pas de majorité au Parlement. Cela m’aurait coûté ma tête », présente-t-il. Pareil sous Jean-Claude Juncker (CSV). À la sortie des débats, les « Shame on you » pleuvent sur les représentants du gouvernement et de la majorité.

Pierre Sorlut
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