Sylvia Camarda, danseuse

Dépense pure

d'Lëtzebuerger Land du 09.09.2010

« Le sol, votre meilleur ami, » encourage-t-elle la douzaine de personnes qui s’efforcent de refaire ses gestes à elle, ses mouvements, des jambes, des bras, du corps entier, dans la salle toute de noir revêtue du Carré rotondes. « Sentez votre coussin du pied, tel un chat. » Et plus loin, elle les invitera à apprendre à tricher, à prendre tout simplement exemple sur celle ou celui qui savent, à côté, ou devant. Des répétitions qui se font dans la meilleure humeur. Là, avec des femmes et des hommes autour ou au-delà de la soixantaine (façon Pina Bausch dans sa version seniors de Kontakthof) ; plus tard, en début d’après-midi, ce sera au tour des jeunes. Le spectacle, construit sur la musique de Bruckner, et présenté début octobre, réunira de la sorte les générations. Tous en formation donc, dans tous les sens du terme.

Le contact au sol, sentez le sol sous vos pieds, ne doit pas étonner chez une danseuse aussi dépensière, de son corps, de son effort, que Sylvia Camarda. Et n’a-t-elle pas ajouté aussitôt : sentez l’espace devant vous. Voilà pour son côté conquérant, et pour le geste, plus il sera vif, plus il sera ample aussi, il est vrai plus importera l’appui. La danse, avec Sylvia Camarda, dans ses interprétations, dans ses chorégraphies, c’est justement en premier affaire de dépense, ou de don (la danse comme potlatch, dirait-on savamment) ; Ou alors : je (me) dépense, donc je suis. Et quelle existence généreuse, fougueuse, sur la scène.

1 On a beaucoup de mal à croire la jeune femme quand elle raconte comment, enfant, elle était trop courte sur jambes, trop grosse, du moins on la trouvait telle, et rien par conséquent pour la prédestiner à la danse. Elle voulait quand même être danseuse, comme prise par un virus, depuis qu’elle avait vu Madonna sur l’écran de la télé familiale, et s’amusait, s’évertuait à l’imiter, séances de karaoké gestuel, corporel. Ce sera une affaire de volonté, de ténacité, et il y a (dès ce moment-là) quelque chose de farouche dans Sylvia Camarda, un désir alors qui n’a pas été apprivoisé, et qui l’a conduite de l’école de danse Germaine Damar à Rosella Hightower, à Cannes, dès l’âge de treize ou quatorze ans, et à la London Contemporary Dance School, où elle obtient en 2000 un bachelor of arts.

D’une étape à l’autre, à la force des pointes, non, elle n’aimait pas cet exercice, elle a réussi à convaincre, à faire changer d’avis son professeur, à s’imposer. Peut-être que c’est le souvenir de son propre passé qui l’a poussée aujourd’hui à accepter de faire partie d’un jury, toujours la télévision, pour faire un tri hasardeux dans l’affluence de talents plus ou moins affirmés. Non, pour elle, il s’agit de reconnaître celle ou celui qui ont de quoi faire de leur personnage un personnage, qui ont la force de créer. Et puis la notoriété peut servir, n’aurait-il pas été plus difficile autrement de prendre sous sa houlette (chorégraphique) toute une équipe de football ?

2 Alain Platel, et les Ballets C. de la B., de Gand ; Jan Fabre, cet autre Flamand avec qui elle a travaillé sur trois créations différentes ; le Cirque du Soleil et son aventure nord-américaine ; Dave St-Pierre : « un peu de tendresse, tonnerre de merde »… ce que les différentes étapes dans le parcours de Sylvia Camarda en tant que danseuse peuvent avoir en commun : tous ces chorégraphes comprennent la scène (de la danse) comme un espace d’interrogation, d’interpellation, qui passent par des corps qui vivent et se traduisent, se manifestent dans l’émotion la plus forte. Pour le spectacle de Dave St-Pierre, une critique a pu évoquer, avec la plus grande justesse, « une grande vague, une immense secousse à vous jeter au sol ».

Mais ce que les chorégraphes, les expériences faites à leur contact, ont pu apporter, ressemble à un beau bouquet de qualités, un apprentissage tous azimuts du métier (de danseuse, et comme une initiation de chorégraphe déjà). Tantôt l’accent était entièrement, ou presque, sur l’engagement physique, un travail d’endurance, et cela se rapprochait d’un entraînement d’athlète ; tantôt une propension intellectuelle, spirituelle, s’y glissait, prenait peu à peu le dessus. Seulement, il s’agissait dans tous les cas de figure d’aller au-delà de la seule (ou simple) technique, le sol comme appui, disait-elle à ses novices, et de même l’art, la méthode, ouvrant la voie à autre chose, pour faire bref, de l’expression.

3 Un requiem, le paradoxe bien sûr ne fait pas peur à Jan Fabre, et puis il est une tradition flamande : il l’a dédié à la métamorphose, et il en est devenu un hymne à la vie. Les chorégraphies de Sylvia Camarda ont-elles aussi ce côté célébration, ce qui ne veut nullement dire que tout s’y danse dans le meilleur des mondes… Elle ausculte le mythe américain, dénonce l’impérialisme culturel, et a posteriori, sachant maintenant de son propre aveu comment elle est venue à sa passion, on n’en est que plus amusé par son interprétation de telle jeune starlette. C’était dans Amerika du bist so wunderbar, en février de l’année passée ; en juin, suivait Conscienza di terrore II, solo élargi à un trio (avec Marcus Roydes et Filip Markiewicz), intrusion ­chorégraphique au plus profond des âmes et des consciences. « Enchaînant les pliés, les demi-pliés, les dégagés tendus, elle évolue telle une mante religieuse à la fois capable de se replier et de se détendre la seconde d’après. La danseuse virtuose et chorégraphe a démontré que sa tonicité et son énergie débordantes s’expriment par un corps sculpté pour la danse », écrivait ici même Emmanuelle Ragot.

Parallèlement, Sylvia Camarda a donné de l’ampleur à Absolutely Fabulous, pièce sur le football, à l’origine limitée à trois ; c’était sa troisième chorégraphie, en 2004, après des solos, et la chorégraphe expérimente de la sorte au fil des années diverses combinaisons. Il est l’envie, l’intention, de la multiplicité, et on le verra en octobre avec le spectacle en répétition ces dernières semaines, et simultanément, pour la nuit des musées, le 9 octobre prochain, au Mudam, dans le pavillon revu et corrigé par Daniel Buren, elle produira un nouveau solo. Différent sans doute, avec non moins de sensualité et de tension, c’est certain, que son Swan Dies of An Overdose, de 2008, en longue robe de satin noir sur les musiques de Billie Holiday et de Camille Saint-Saëns.

4 Sylvia Camarda en est à un âge où il est permis de compter par décennies. Une première avait été prise par le souci de faire aboutir le projet formé avec tant de résolution ; une deuxième a suivi avec ses succès de danseuse et de chorégraphe. La voici pourvue déjà d’un répertoire qu’il s’agira de gérer, ce qui veut dire tout en lui donnant des prolongements, sans cesse, le faire vivre tel quel, organiser des reprises, avec d’autres danseurs, quel groupe de danseurs. Et l’on sait que des pièces, avec le temps, changent, que leur interprétation, si avec Sylvia Camarda on peut être sûr qu’elle ne perdra rien en intensité, prendra d’autres couleurs, et peut-être qu’il s’y greffera comme une épaisseur des années passées.

Lucien Kayser
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