Jaeger, Falk; Meyer, Ulf: Portfolio - CBA Christian Bauer

Une affaire publique

d'Lëtzebuerger Land du 02.09.2010

Les deux hommes ont beaucoup de choses en commun : à la cinquantaine bien entamée, ils font partie de cette même génération d’architectes qui, depuis les années 1980, a essayé d’importer un vent nouveau dans la construction luxembourgeoise, avant l’explosion du métier depuis le tournant du siècle, et qui sont des stars maintenant. Ils ont tous les deux un certain franc-parler et peuvent se permettre de critiquer ouvertement la politique urbanistique ou les goûts des maîtres d’ouvrage privés et publics au Luxembourg. Le premier a été président de la Fondation de l’architecture en 2006-2007, l’autre lui a succédé à ce poste, qui leur a aussi valu à tous les deux la responsabilité de la participation luxembourgeoise à la Biennale ­d’architecture à Venise. Et c’est là que les différences entre François Valentiny et Christian Bauer deviennent les plus visibles : le premier a, en 2004 et 2006, imposé son approche ludique, caustique, ses visions du Luxembourg lors de ses commissariats, alors que le second préfère s’effacer, faire parler d’autres architectes en 2008 et même lancer un concours ouvert finalement remporté par le collectif Kadapak, qui vient d’inaugurer son pavillon à la Ca’ del Duca. Peut-être que c’est cela qui les oppose : François Valentiny serait un homme de certitudes, alors que Christian Bauer est toujours en interrogations, en quête de nouvelles sources d’inspiration dans d’autres disciplines que la sienne.

Deux livres qui viennent de paraître aux éditions Jovis à Berlin parlent de leurs œuvres. Alors que les très productifs Hermann et Valentiny, qui ont construit d’innombrables bâtiments au Luxembourg ou en Europe et dont c’est le sixième livre, présentent, pour des raisons d’actualité évidentes, leur pavillon à l’expo 2010 à Shanghai, le livre-portfolio consacré au bureau CBA de Christian Bauer est une sorte de rétrospective sélective, depuis ses bâtiments postmodernes des débuts (pas toujours réussis) jusqu’au minimalisme des formes claires et épurées qui le caractérise depuis lors.

François Valentiny s’est toujours ­défini comme un artiste lui-même, imposant ses propres sculptures « ubuesques » devant ses grands projets, comme au Kirchberg ou à Bonnevoie, ou exposant des modèles réduits dans le circuit des galeries commerciales. Ces esquisses, ébauches et modèles, preuves des premières recherches pour sa participation au concours d’architecture lancé en 2007 sont ce qui rend le beau livre sur le pavillon attractif.

On peut ainsi suivre le processus qui mène d’une idée – le Luxembourg se montrant par une petite maison comme ces maisons unifamiliales bordées de haies qui caractérisent le paysage grand-ducal, qui assumerait sa petite taille, pour faire contrepoint au gigantisme chinois, mais dont les formes sont légèrement distordues – à la réalité. Ou comment quelques traits sur une feuille de papier, avec des annotations à la main, deviennent un bâtiment. Sur 144 pages, la publication suit les travaux, aussi par de nombreuses photos prises sur le chantier. Dans une interview étonnante avec Ingeborg Flagge, François Valentiny dit le peu de bien qu’il pense du grand-duché et de ses habitants – qui, à ses yeux, sont toujours des paysans, portés sur le fric, où jamais aucun grand artiste n’a vu le jour – et ses certitudes, qui font par exemple qu’il ne visite jamais aucun des contextes dans lesquels ils va construire, pour ne pas perdre en « spontanéité » ou en « créativité ».

À l’opposé, Christian Bauer se dit ­représentant d’un « Luxembourg nouveau », plus international, plus ouvert que ce qu’il a connu en revenant de ses études en Suisse. Inspiré des théoriciens postmodernes, notamment les frères Krier, durant sa jeunesse, il en arrive aujourd’hui à vouloir « créer du lien » penser l’urbanisme et construire des quartiers entiers – comme il l’a esquissé pour la Nordstad et pour les friches industrielles à Dudelange. « Un bâtiment n’est en rien privé, affirme-t-il dans une interview édifiante avec Ulf Meyer dans le livre. Même une maison privée n’est pas une affaire purement privée, parce que beaucoup de gens la voient et qu’elle marque son environnement. »

Christian Bauer a construit des immeubles publics désormais célèbres, comme l’anneau du siège de la SES à Betzdorf, l’extension du Musée national d’histoire et d’art au Marché-aux-Poissons, la nouvelle École européenne au Kirchberg ou le nouveau bâtiment de la Banque centrale avenue Monterey, et quelques très beaux sièges d’entreprises privées, comme le sien, à Hollerich, celui de l’ingénieur Jean Schmit ou l’usine Rotarex à Echternach. Mais ses projets les plus radicaux et les plus réussis, moins connus certes, sont les quelques villas minimalistes qu’il a construites à Bridel, Schuttrange ou Kirchberg (la sienne).

Monolithiques, sans fioritures, aux formes géométriques épurées et aux ouvertures généreuses, avec une gamme très réduite de matériaux (béton, façades en bois) et un vocabulaire formel rigoureux, elles tirent profit au maximum de l’environnement naturel (il est vrai que les maîtres d’ouvrage possédèrent des terrains de rêve et les moyens financiers appropriés). On n’est alors plus dans le grand geste architectural, mais dans le respect du contexte et dans le purisme. C’est poétique et touchant.

Falk Jaeger / Ulf Meyer : Portfolio – CBA Christian Bauer ; Jovis, Berlin ; août 2010 ; 160 pages, 30 euros ; ISBN : 978-3-86859-036-4 ; le livre sera présenté le 29 septembre à la librairie Alinéa.
josée hansen
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