Malgré de timides avancées, l’attractivité du Luxembourg pour les institutions européennes et leurs collaborateurs continue d’insatisfaire

Érosion

Quelque 2 300 personnes travaillent à la Cour de Justice de l’Union européenne
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 21.06.2024

La nouvelle était attendue par quelques milliers de fonctionnaires européens basés au Luxembourg : une allocation de logement va être versée aux moins bien lotis d’entre eux à partir de l’année prochaine. Une aide ponctuelle de ce type avait déjà été promise en 2022, mais le projet a été abandonné pour des raisons budgétaires liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et à l’inflation qui a suivi. Cette fois, le projet de budget 2025 du Parlement européen, en discussion actuellement, prévoit une enveloppe de 3 millions d’euros, pour financer ces aides, nous a appris cette semaine Nicolas Mavraganis, président de l’Union syndicale fédérale Luxembourg (USFL) qui regroupe une vingtaine d’organisations implantées dans différents lieux de travail du service public européen et international. Cette allocation de 500 euros par mois sera limitée aux agents qui vivent au Grand-Duché et qui se situent dans les tranches de salaire les plus basses.

Dans un premier temps, seules les personnes travaillant pour le Parlement européen – qui emploie autour de 4 000 personnes au Luxembourg – sont concernées, les agents des autres institutions de l’UE devraient ensuite recevoir cette indemnité, à condition que les budgets soient approuvés plus tard dans l’année, relate Luxembourg Times. L’allocation sera versée pendant quatre ans au maximum. Son montant sera progressivement réduit. Le personnel jusqu’au niveau AD6.i inclus serait éligible à l’allocation. Cela signifie que les secrétaires, les assistants et les diplômés avec quelques années d’expérience pourraient recevoir ce coup de pouce.

Le syndicaliste ne crie pas victoire. Il estime au contraire que « c’est une goutte d’eau » qui ne concernera qu’un petit pourcentage du personnel (environ 500 personnes). Il ajoute que la mesure sera annulée dès lors qu’une personne recevra une augmentation ou une promotion. Interrogé par le Land, le député européen Marc Angel (LSAP) considère que cette solution n’est pas pérenne et qu’elle ne représente « pas grand-chose pour pas grand-monde ». Il alarme sur le fait que certains agents contractuels (des chauffeurs, des agents de sécurité...) gagnent moins que le salaire minimum luxembourgeois. « Les choses ont beaucoup changé en trente ans, l’image du riche fonctionnaire européen n’est plus qu’une illusion d’optique », confirme Charles Goerens, un autre député européen (DP). Le Parlement européen a d’ailleurs récemment lancé une campagne de recrutement pour les ressortissants luxembourgeois. Ils y sont sous-représentés car les salaires sont moins attractifs que dans la fonction publique nationale.

Actuellement, le Luxembourg compte quelque 14 500 fonctionnaires et agents européens. Cela représente environ trois pour cent du marché de l’emploi luxembourgeois et cela place les institutions européennes comme deuxième employeur du pays, après l’État luxembourgeois. Un chiffre qui reste en croissance : Les effectifs de la Commission et du Parlement européens stagnent alors que ceux de la Banque européenne d’Investissement (BEI) ont considérablement augmenté. « De plus en plus d’emplois restent vacants. Il est devenu très difficile de recruter en raison du coût élevé de la vie au Grand-Duché, principalement en ce qui concerne le logement », regrette le syndicaliste Nicolas Mavraganis.

Zacharias Kolias, le secrétaire général de la Cour des comptes européenne abonde et pointe des problèmes de recrutement à tous les niveaux. Cela commence par les stagiaires dont l’allocation mensuelle n’est pas suffisante pour vivre et se loger au Luxembourg. « Nous n’attirons finalement que des stagiaires riches dont les parents peuvent assurer les fins de mois. Ce n’est pas tolérable, c’est une question de justice sociale », s’emporte-t-il. Plus haut dans l’échelle salariale, les difficultés ne s’estompent pas. « Luxembourg n’est plus compétitif pour attirer les employés, notamment les plus qualifiés, du fait que les institutions de l’UE offrent le même salaire ici qu’à Bruxelles alors que le coût de la vie est sensiblement plus élevé au Grand-Duché », ajoute le haut-fonctionnaire. Il n’hésite pas à employer le terme de discrimination.

Pour les fonctionnaires européens qui travaillent dans d’autres pays, un coefficient correcteur a été mis en place. Calculé par Eurostat en fonction des prix à la consommation, du coût du logement et de celui de l’éducation, il permet d’ajuster les salaires aux réalités économiques des lieux d’affectation. Ainsi, les personnes qui travaillent dans des villes plus chères que Bruxelles voient leur salaire augmenter d’environ dix pour cent (La Haye, Vienne, Munich), voire de beaucoup plus,comme à Dublin ou Copenhague où le coefficient est de plus de trente pour cent. (Inversement à Budapest, Varsovie ou Athènes, les traitements ne représentent que 70 à 90 pour cent de ceux de Bruxelles.) Ce coefficient correcteur n’est pas accordé au Luxembourg. Au cœur de cette situation qualifiée d’injuste par beaucoup, ce trouve le règlement fixant le statut de la fonction publique européenne. L’article 64, paragraphe 3 précise : « Aucun coefficient correcteur n’est appliqué en Belgique et au Luxembourg, étant donné le rôle spécial de référence joué par ces lieux d’affectation en tant que sièges principaux et d’origine de la plupart des institutions. »

La Commission européenne réfléchit depuis des années à une solution, se heurtant principalement à des préoccupations budgétaires. En 2019, le commissaire sortant chargé du budget et des ressources humaines, Günther Oettinger, a présenté le rapport du prestataire Airinc, « Étude sur le coût de la vie pour le personnel de l’UE affecté à Luxembourg ». À l’époque, la différence de pouvoir d’achat avec Bruxelles était de 10,5 pour cent. Les syndicats ont critiqué ce chiffre parce que l’étude avait englobé les régions frontalières où vivraient près d’un tiers des effectifs. Eurostat a calculé un différentiel de 18 pour cent, qui correspond à ce qui est pratiqué par l’agence NSPA de l’Otan, basée à Capellen. Aujourd’hui, cet écart serait plutôt de vingt voire de 25 pour cent, selon les personnes interrogées.

La révision de l’article 64 pour y enlever la référence à Luxembourg est la revendication la plus soutenue tant par les syndicats, les chefs d’administration des institutions que par les députés luxembourgeois. « Il faut briser le tabou et que la Commission ose revoir le statut », martèle Marc Angel. Il ajoute que le Grand Duché a déjà fait beaucoup, par exemple en fournissant des terrains pour les bâtiments des institutions européennes, alors qu’ils doivent être achetés à Bruxelles. « Le Luxembourg doit utiliser ce poids pour que l’on s’attaque à l’inégalité actuelle. » Toutefois, Nicolas Mavraganis, à l’USFL craint que la révision du statut ouvre la boîte de Pandore et amène d’autres changements moins favorables. « Le statut de la fonction publique européenne a été modifié quatorze fois depuis 2014. Une quinzième est nécessaire », indique de son côté l’Union syndicale Luxembourg dans un message en ligne. Début mai, le ministre des Affaires étrangères et européennes, Xavier Bettel (DP), a répondu à une question parlementaire de Liz Braz (LSAP) : « Le Luxembourg suit de près la discussion sur l’introduction d’un coefficient correcteur et reste ouvert pour s’engager dans cette lignée auprès de la Commission européenne. »

La question financière n’est pas le seul écueil attractif auquel Luxembourg fait face. « Un manque de perspective d’évolution de carrière se fait ressentir, même si c’est difficile à mesurer », détaille Nicolas Mavraganis. Il donne l’exemple d’un des postes les plus élevés basés à Luxembourg, la direction générale du personnel du Parlement européen. Ellen Robson a été choisie pour cette fonction l’été dernier. Elle résidait à Bruxelles au moment de sa nomination et y vit toujours. Cette anglo-allemande a été préférée à la Française Valérie Montebello, qui, elle, travaille au Luxembourg. « L’impression qui se dégage de ce choix, sans préjuger des compétences de chacune, est que celles et ceux qui sont basés à Bruxelles ont plus de chance d’évoluer. On ressent un plafond de verre à Luxembourg », poursuit le syndicaliste. Il note aussi que la direction de l’Office Infrastructures et Logistique (OIL), organe responsable des bâtiments, de la sécurité et de la restauration n’a pas de directeur depuis 2020. « On comprend qu’une fusion avec l’OIB, son homologie bruxellois, est en perspective. Les postes importants, même situés au Luxembourg, sont de plus en plus souvent occupés depuis Bruxelles. »

Dans les institutions dont les services sont partagés entre Luxembourg et Bruxelles (que Mavraganis appelle « transardennais »), le Parlement et la Commission principalement, « il y a un risque d’érosion du nombre et du niveau des fonctionnaires ». Ceux qui exercent à Bruxelles ont plus l’occasion de briller, de côtoyer les décisionnaires, de fréquenter la vie politique et les moments de networking. « Le soleil est à Bruxelles », résume le syndicaliste. Il considère que, dans leurs négociations de sièges, les gouvernements luxembourgeois se sont focalisés sur la quantité de fonctionnaires plutôt que la qualité. Il rappelle par exemple que l’Office des publications a énormément grossi avec l’arrivée de nouvelles langues, mais « ce service qui ne suscite pas de réunions internationales, ne fait pas venir des experts reconnus et n’induit pas de tourisme d’affaires ». C’est un des services pour lequel le député Charles Goerens est inquiet : « La qualité des traductions par l’intelligence artificielle risque de vider ces bureaux, à moins que de nouvelles adhésions apportent de nouvelles langues. »

Pour promouvoir et consolider l’attractivité du Luxembourg comme place forte européenne, il en va de décisions politiques. « Le gouvernement continue à insister auprès de la Commission que l’accord Asselborn-Georgieva conclu en 2015 soit respecté », répondent les services de Xavier Bettel, en déplacement cette semaine. Cet accord a posé les bases d’une pérennisation et du renforcement des services de la Commission à Luxembourg. La Commission européenne s’y engage à assurer une « présence conséquente » au Luxembourg de ses fonctionnaires et employés. Cette présence doit non seulement se refléter dans un pourcentage fixe du nombre de personnel affecté au Luxembourg, mais également dans le niveau d’importance des postes à pourvoir au sein des services de la Commission européenne au Luxembourg. « Les résultats de cet accord sont en deçà de nos attentes », juge Charles Goerens. Il regrette par exemple que Francfort ait été désignée pour accueillir le siège de l’agence anti-blanchiment (Amla) et, bien avant cela, que la Banque centrale ait aussi échappé au Luxembourg. Il parle de dispersion « pour faire plaisir à tout le monde » et d’un manque de poids politique. En 2020, quand le siège de la Chafea (Agence exécutive pour les consommateurs, la santé, l’agriculture et l’alimentation) a quitté Luxembourg pour Bruxelles, le député libéral s’interrogeait déjà : « Est-ce le début de l’érosion du Luxembourg en tant que site de l’UE ? ». Comme les syndicats très médiatisés à l’époque, il craignait que cette décision ne constitue une première étape vers le démantèlement d’une série d’institutions basées au Luxembourg. Le souvenir de ce départ a été légèrement adouci par l’arrivée du Parquet européen en 2021. Et encore, « sur les 200 personnes annoncées, seules 130 sont effectivement en poste », croit savoir le président de l’USFL.

Pour freiner l’érosion, l’accord de coalition 2023-2028 note que « le Gouvernement poursuivra la valorisation et la promotion du Luxembourg comme siège des institutions européennes, en mettant l’accent sur ses pôles juridique, financier et digital. À cette fin, le Gouvernement se dotera des moyens et ressources adéquats pour l’élaboration et la mise en œuvre d’une approche ayant comme objectif le renforcement de ce statut de capitale européenne ». Plusieurs rendez-vous ont eu lieu dans ce sens. Xavier Bettel a rencontré le 4 mars les membres de la « Réunion des secrétaires généraux et des chefs d’administration des institutions et organes de l’Union européenne installés à Luxembourg » (appelée CALux) pour réfléchir à des solutions comme « l’introduction des concours de recrutement spécifiques pour les institutions et organes européens avec comme lieu d’affectation le Luxembourg ». Quelques jours plus tard, il voyait le Commissaire Johannes Hahn, en charge du Budget et de l’Administation « avec l’objectif d’obtenir des résultats concrets ». Des vœux pieux qui doivent être appliqués avec des faits, revendique le syndicaliste. « Le Luxembourg devrait pratiquer un monitoring des carrières pour vérifier l’importance et la vacance des postes. Il est essentiel que les postes basés au Luxembourg soient occupés par des personnes qui y vivent vraiment.»

France Clarinval
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