L’Europe de la technologie toujours plus dynamique

Le prochain Gafa sera-t-il européen ?

d'Lëtzebuerger Land du 05.01.2018

Fin novembre s’est tenu à Helsinki le salon Slush, grand-messe nordique des entreprises technologiques, occasion pour le fonds britannique spécialisé Atomico de publier son troisième rapport annuel sur « l’écosystème européen des start-ups » fondé sur une enquête auprès de plus de 3 500 créateurs et experts.

Selon ses conclusions, l’Europe a désormais la capacité d’en découdre avec la Silicon Valley et « la probabilité que la prochaine grande entreprise technologique puisse venir d’Europe et devenir l’une des sociétés les plus importantes au monde n’a jamais été aussi élevée » a déclaré Tom Wehmeier, responsable de la recherche chez Atomico et auteur du rapport.

Le document cite des chiffres très encourageants. En 2017, le total des fonds levés par les start-ups en Europe devrait dépasser 19 milliards de dollars, un montant en augmentation d’un tiers en un an, et plus que doublé par rapport à 2014.

Le nombre d’opérations (3 450) s’est établi en baisse de 7 pour cent en un an, ce qui signifie que leur taille moyenne a augmenté : elle est désormais de 5,54 millions de dollars, contre 3,9 millions l’année précédente, soit une hausse de 42 pour cent ! Les petites opérations (collectes inférieures à 2 millions de dollars) ont baissé de 12 pour cent.

Selon M. Wehmeier, même si on reste très largement en-deçà des montants levés en Californie et en Israël, « la dynamique en Europe s’est accélérée, et les cercles vertueux qui se sont créés seront difficiles à arrêter ». Comme preuves, l’augmentation de la taille médiane des fonds européens de capital-risque, qui a presque triplé en 5 ans pour atteindre environ 65 millions de dollars, et l’intérêt des investisseurs chinois qui ont injecté en 2017 quelque 1,8 milliard dans une centaine de start-ups, deux fois plus que l’année précédente.

Les grands capital-risqueurs et les entrepreneurs se montrent de plus en plus confiants dans le fait que des sociétés de classe mondiale pourraient émerger en Europe dans des domaines tels que l’intelligence artificielle, les jeux vidéo, la musique et la messagerie. Le rapport Atomico cite comme exemple de l’ambition grandissante des Européens le suédois Spotify, leader mondial de la diffusion de musique : la société se prépare pour une introduction en bourse en 2018 qui pourrait l’évaluer à plus de 20 milliards de dollars.

Selon Atomico, il faut voir là le résultat des grands progrès faits en Europe pour éliminer les barrières qui ont empêché jusqu’ici la région de développer des entreprises technologiques capables de challenger les géants mondiaux. En effet les plus grandes d’entre elles sont d’une taille modeste en comparaison de leurs grands concurrents américains et asiatiques.

Le Vieux Continent dispose de capitaux abondants et de structures de financement permettant de les orienter vers ces sociétés. En 2016 le nombre de nouveaux fonds de capital-risque créés dans l’année a pour la première fois passé le cap des 100, un triplement en trois ans. De nouveaux acteurs investissent dans les start ups européennes comme les assureurs, les fonds souverains et même des gérants d’OPC « grand public ».

Il existe, un peu partout en Europe, des « hubs technologiques » prospères, avec une longue tradition industrielle, d’importantes capacités de recherche et des entrepreneurs expérimentés, autant d’éléments favorables à l’éclosion et au développement de start ups innovantes. Le « tissu collaboratif » est beaucoup plus dense qu’ailleurs dans le monde. L’environnement réglementaire est aussi de plus en plus favorable.

Neil Rimer se demandait fin novembre dans le Financial Times : « Comment pouvons-nous construire le premier titan de la technologie en Europe ? ». Pour ce dirigeant du fonds californien Index Ventures la réponse à la question ne fait pas de doute : « Notre objectif singulier doit être le talent, le talent, le talent ».

Le rapport d’Atomico confirme que dans 77 pour cent des cas, « l’accès aux talents » est la principale motivation d’une société technologique pour s’implanter là plutôt qu’ailleurs. Or, en plus d’une masse importante de capitaux à investir, l’Europe dispose d’une vaste palette de compétences disponibles pour travailler à moindre coût que dans la Silicon Valley, ce qui permet aux start-ups de démarrer avec beaucoup moins de d’argent qu’en Californie.

On y dénombre deux fois plus de doctorants en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques qu’aux Etats-Unis et un cinquième des diplômés de MBA rejoignent désormais le secteur technologique. Avec un bassin de développeurs professionnels qui compte aujourd’hui 5,5 millions de personnes, l’emploi technologique européen dépasse les 4,4 millions qui sont employés aux États-Unis, selon les données du site spécialisé Stack Overflow. Londres reste la première ville d’accueil avec 303 600 personnes mais l’Allemagne, en tant que pays, a dépassé le Royaume-Uni l’année dernière avec près de 838 000 développeurs contre 813 500, selon la même source.

Bien que les salaires médians des ingénieurs logiciels augmentent dans les grandes capitales européennes comme Berlin, Londres, Paris, ils représentent toujours entre un tiers et la moitié du coût moyen des salaires dans la région de San Francisco, soit plus de 129 000 dollars.

Les compétences ne sont pas concentrées dans ces villes : le rapport évoque au sujet de l’Europe une « diversification géographique incroyable », car les start ups essaiment aujourd’hui dans de nombreux pays européens (dix d’entre eux ont vu l’investissement en capital-risque dépasser le milliard de dollars) et dans des villes aussi diverses qu’Oslo, Milan, Hambourg ou Bucarest.

En revanche Barcelone est pénalisée par les interrogations sur le devenir de la Catalogne, et, de façon générale, le risque géopolitique inquiète les répondants à l’enquête. Les auteurs du rapport ont révélé que, compte tenu du poids du Royaume-Uni dans le nombre d’opérations de levées de fonds et des effectifs de développeurs, les sondés étaient très préoccupés par le Brexit, dont il est encore difficile d’imaginer les conséquences dans le domaine du capital-risque.

D’autres obstacles demeurent. Bien que l’Europe possède de grands talents en ingénierie, de nombreuses start-ups se concentrent sur l’innovation dans des domaines tels que les médias, la vente au détail et les jeux vidéo plutôt que sur des développements technologiques révolutionnaires susceptibles de déboucher sur de nouvelles industries.

Les cadres réglementaires sont encore trop rigides, freinant le développement de technologies prometteuses telles que les crypto-monnaies, les véhicules autonomes ou le génie biologique, ou menaçant certaines activités qui rencontrent déjà un grand succès auprès des consommateurs comme on le voit avec les « services disruptifs » de type Uber ou AirBnB.

La rémunération pose également problème. Non seulement à cause de son niveau global (lire encadré) mais aussi à cause des stock-options : ces dernières constituent la principale source de richesse des salariés américains de start-ups technologiques. Or, une étude du fonds Index Ventures, également publiée fin novembre, a révélé que les employés européens en reçoivent en moyenne moitié moins, et elles sont taxées deux fois plus.

Un univers impitoyable

Le rapport Atomico a confirmé que les entrepreneurs de start-ups sont très sensibles aux grands sujets de société et environnementaux. À la tête de Rovioune start up finlandaiseKati Levoranta déclare ainsi que les sociétés fondées sur la science et la technologie apportent aux citoyens « des réponses sur le changement climatiquel’amélioration de la santé et la réduction de la consommation d’énergie ». Une orientation partagée par les business angels et les capital-risqueurspour qui l’impact social et éthique est un élément important du choix des sociétés qu’ils vont financer.

De son côtél’expert américain Ben Horowitz a établi que les start ups qui réussissent le mieux doivent une partie de leur succès à une forte culture d’entreprise axée sur le bien-être au travail  : management horizontalnourriture biocode vestimentaire soupleactivités ludiques ou sportives et soirées entre collèguestoutes pratiques inspirées par les « gourous » de la Silicon Valleyen sont les aspects les plus courants.

La réalité est moins glorieusesi l’on en croit les témoignages qui se multiplient depuis plusieurs mois. Joel Spolskygrande figure de l’informatique aux États-Unisa évoqué une « culture du travail qui est celle de l’épuisement ». La française Mathilde Ramadierauteur du livre Bienvenue dans le nouveau monde : comment j’ai survécu à la coolitude des start upsdénoncederrière une façade de « bienveillance » un univers féroceultra-compétitifcynique et absurdesouvent marqué par la précarité et les bas salairesoù la vie privée est sacrifiée sur l’autel de l’innovation et des promesses d’enrichissement rapide.

Le fait qu’elle soit une femme n’est pas neutre. Le rapport d’Atomico montre en effet que les start ups font encore peu de place aux femmes avec seulement 13 pour cent d’entre elles situées à des postes décisionnaires. Une situation qui n’a pas l’air d’émouvoir outre-mesure les répondants à l’enquêtepuisque 52 pour cent seulement estiment que cette faible proportion cause problème !

Georges Canto
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