Édito

Junkies sans lobby

d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2023

Depuis quarante ans, le débat tourne en rond. Comme le carrousel de dealers, junkies et flics. Dernier épisode en date : Une candidate malheureuse du DP aux communales lance un groupe sur WhatsApp appelant à rendre le quartier Gare « propre et sûr ». Plus de
450 riverains ont rejoint ce chat où ils échangent des photos de toxicomanes dormant dans la rue (« Je peux envoyer cette photo à L’Essentiel ? ») et s’insurgent contre l’Abrigado (« une faillite »). Un tel croit se souvenir qu’il y a onze ans, « il n’y avait aucun SDF ni aucun drogué, et la propreté était impeccable ». Un autre fustige la « migration illégale » qui « cause tout ». (Des messages racistes et haineux sont régulièrement supprimés par les administrateurs.) Dans le groupe WhatsApp tout comme dans les médias, la toxicomanie est quasi-exclusivement traitée comme problème sécuritaire ; presque jamais comme problème de santé publique. Mais les prohibitionnistes font abstraction d’un détail : Là où il y a une demande, il y aura une offre. C’est pourquoi la war on drugs reste une éternelle illusion.

Des alternatives plus pragmatiques existent. Elles sont peu thématisées et restent embryonnaires, mais elles fonctionnent. C’est discrètement, après neuf ans de préparatifs, qu’une distribution étatique d’héroïne pharmaceutique a été mise en place en 2017. Dans une villa en amont de la vallée de la Pétrusse, 25 « clients » reçoivent quotidiennement leur dose sous forme de pilules. Il s’agit de « vieux toxicomanes », âgés entre 41 et soixante ans, qui ont tenté à plusieurs reprises de décrocher grâce à la méthadone, mais sans y arriver. Le « capital veineux » et les poumons « lésés », ils seraient à la recherche « de tranquillité et de stabilité », lit-on dans une récente évaluation du « projet-pilote ». L’héroïne étatique leur permet de s’extirper de la « scène » et de « se stabiliser ». Ainsi, la moitié des participants au programme travaillent. Les trois quarts ont totalement arrêté de consommer l’héroïne de rue.

Or, malgré ces résultats spectaculaires, le nombre de personnes admises n’a pas bougé en six ans. Faute de personnel et de locaux, il accueille toujours 25 personnes. L’administration par injection intraveineuse, qui procure un « flash », reste interdite ; le ministère de la Santé continue de plancher sur la question. Une antenne devrait ouvrir à Esch cette année, une autre pourrait suivre l’année prochaine à Ettelbruck. (Ouverte 365 jours par an, ces structures nécessitent beaucoup de personnel.) Se pose désormais un autre problème : La cocaïne est en train d’éclipser l’héroïne. (Alors qu’un gramme de cocaïne coûtait 144 euros en 2010, il n’en coûte plus que 37 aujourd’hui.) Or, contrairement à l’héroïne, il n’existe pas de substitution pharmacologique pour la cocaïne.

En 2018, la ministre sortante de la Santé, Lydia Mutsch, se rendit à Lisbonne pour s’y informer de « bon nombre de bonnes pratiques » du modèle portugais. En 2022, sa successeure Paulette Lenert fit le même voyage, et en tira les mêmes conclusions : « une perspective de santé publique en matière de réglementation des drogues ». Mais les avancées sont poussives. Les junkies n’ont pas de lobby. La politique se tient éloignée du sujet. Dans leurs programmes électoraux, les partis de gauche (LSAP, Déi Gréng, Déi Lénk) plaident certes pour une « dépénalisation » de la consommation des drogues dures, mais sans oser mettre le sujet en vitrine. Ils laissent ainsi le terrain à la droite. Le CSV reste droit dans ses bottes : « Der Strafkatalog für Drogendelikte wird verschärft ». Les libéraux, eux, préfèrent ne rien dire. Durant des années, la maire DP de la capitale a refusé d’ouvrir d’autres salles de shoot sur son territoire, laissant l’Abrigado se dégrader en slum. Or, le bilan de la Fixerstuff reste positif. 2 500 surdoses ont pu y être traitées depuis son ouverture. Le dernier Rapport national sur les drogues note que la chute de « direct drug-related death cases » est principalement due à l’ouverture des salles de consommation surveillées. La répression policière risquera de s’avérer contre-productive. Les États-Unis et le Canada ont voulu éradiquer l’héroïne de la carte. Les villes américaines sont désormais submergées par une vague de fentanyl, un opioïde de synthèse cinquante fois plus puissant que l’héroïne.

Bernard Thomas
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