Entretien avec Nora Wagener

Mussen et ëmmer futtis Leit sinn?

d'Lëtzebuerger Land du 27.11.2015

Nora Wagener commence à être connue, au Luxembourg. Née en 1989, elle fait partie de ce qu’on pourrait nommer la jeune génération d’écrivains – avec d’autres, comme Luc Spada, mais en moins criard, ou encore, récemment, Paule Daro, Diane Neises ou Jeff Schinker, mais en plus expérimentée –, même s’il est clair qu’elle possède, pour ceux qui la connaissent un peu et ont un peu lu ses textes, une très vieille âme.

Bon, et qu’elle est l’écrivain luxembourgeois de sa génération qui a raflé le plus grand nombre de prix littéraires, un peu comme le faisait Claudine Muno, de dix ans son aînée, il y a quelques années : en 2012, elle a non seulement reçu le Hans-Bernhard-Schiff-Förderpreis für Literatur, mais également le Manfred-Maurer-Literaturpreis et, chez nous, le premier prix du Concours littéraire national, dans la catégorie jeunes, pour son texte Der Sonntagsgreis. En 2014, elle reçoit le prix biannuel Arts et Lettres, de l’Institut grand-ducal, ce prix qui récompense chaque année un jeune artiste prometteur, mais change de genre récompensé chaque année, et, en 2015, elle participe à des résidences d’auteur à Ventspils en Lettonie et à Berlin, d’où elle revient justement ces jours-ci, pour la représentation de sa première pièce de théâtre, Visions, mise en scène par Claire Thill, dans une production dans le cadre du 20e anniversaire du collectif Independant Little Lies (ILL).

Nora Wagener a écrit un roman, publié chez Op der Lay en 2011, Menschenliebe und Vogel, schrei, et un ensemble de trois récits, E. Galaxien, sorti chez l’éditeur allemand Conte Verlag, au début de cette année-ci. Elle organise également la série de lectures Impossible readings pour ILL, où les auteurs qui acceptent le défi doivent lire selon certaines règles, suivant un certain parcours ou en tentant de gueuler par-dessus une musique qui augmente en volume.

Les textes de Nora Wagener ont quelque chose de troublant, d’aspirant, comme le peut être un tourbillon dans une eau noire. Ils agrippent leur lecteur. Son écriture alterne entre passages fortement rythmés et passages plus limpides, entre des constructions syntaxiques hachées et sinueuses et soigneusement travaillées : elle comporte des traits oraux, des interjections, des fragments, mais également de longues réflexions, des images plus somptueuses et violentes, des métaphores saugrenues qu’il faut se prendre le temps de déchiffrer. Et comme naissant de cette écriture, les personnages que l’auteure invente sont des personnages inquiétants et hautement sensibles : non pas nécessairement de grands marginaux, mais des êtres qui ont du mal à donner un sens à tout ce qui les entoure, ravagés déjà – ils sont souvent jeunes – par la douleur à cause d’un événement qu’ils ont du mal à comprendre, la perte d’un être cher, une rupture amoureuse, par exemple, comme dans le premier roman, mais qui en même temps sont caractérisés par une soif incroyable de vie et qui luttent avec ce qu’en allemand on nomme das Unbehagen, ou, avec les mots de Nora Wagener, das verfluchte In-Sich-Selbst-Stecken.

Des thématiques qui ne disparaîtront certainement pas avec le changement de genre littéraire, nous explique l’auteure. Intéressante démarche, d’ailleurs, pour la production de la pièce Visions : ILL tente d’obtenir une partie des coûts de production, 3 500 euros pour être exact, par le biais de la plateforme de crowdfunding Kickstarter, et ce jusqu’au 30 novembre. Quand je lui ai demandé si cela pouvait dorénavant devenir une nouvelle façon de sponsoriser un projet culturel, surtout à une époque où les budgets de la culture doivent être distribués parmi un nombre toujours grandissant d’acteurs et où comme l’a récemment encore dit Jo Kox, il faudrait peut-être se mettre à la recherche de mécènes privés, elle m’a répondu que son avis sur la question était néanmoins partagé.

Nora Wagener Le principe du crowdfunding n’est pas encore très connu au Luxembourg, cela doit encore s’établir pour de bon. Mais je pense que dans un futur proche, les gens l’utiliseront de plus en plus pour financer leurs projets. Mais je ne suis pas sûre que ce soit une solution durable pour soutenir la culture.

Ian De Toffoli Visions est ta première pièce de théâtre, alors qu’on te connaît surtout pour ta prose. Qu’est-ce que tu découvres avec le genre du théâtre ? Ou peut-être avec le principe de la création collective que demande toute mise en scène ?

NW Bien sûr qu’il s’agit d’une expérience tout à fait différente. Par exemple, même si je suis une grande fan des coupes, de la suppression de passages, cela m’a posé quelque problèmes, cette fois-ci, surtout parce que le choix des passages à enlever ne venait pas de moi seule. Quand on écrit de la prose, on cède le contrôle d’un texte au moment où une œuvre est achevée et que le lecteur entre en jeu. Au théâtre, ce chemin parcouru, avant que le résultat soit montré à un spectateur, est plus long. Le metteur en scène réalise une interprétation de ton texte, les interprètes interprètent leurs rôles, et puis il y a d’autres éléments, comme la musique et les vidéos, et c’est là que le récepteur entre en jeu, qui, sur cette base, formule son interprétation à lui. D’ailleurs, c’est à la fois inquiétant et beau de voir tout ça se manifester pour de bon, c’est-à-dire que les mots sont quand même si flous et qu’il ne se trouve pas deux personnes à avoir lu le même texte. Ça ouvre tout un champ de réflexions intéressantes.

IdT Que raconte Visions ?

NW Le texte de Visions date d’il y a un certain temps. Si je l’analyse aujourd’hui, j’ai l’impression que les thématiques qui sont importantes dans Edgar Adieu, une des histoires de E. Galaxien, n’avaient pas encore été poussées jusqu’au bout. J’évoque à nouveau un personnage et son retrait du monde, son déclin, voire sa maladie. Et j’emploie à nouveau la forme du fragment. Il y a une grande différence, par contre. Dans Visions, un nouveau volet que j’aborde sont les médias : les dangers et la folie que certains médias véhiculent, les images délirantes d’un monde délirant qu’ils essaient de te vendre. Dun côté, il y a une énorme brutalité dont on fait un étalage effrayant, de l’autre on mène des discussions intenses autour de thèmes qui n’en sont même pas.

IdT J’en profite. Retrait du monde, déclin, maladie. J’ai dit moi-même, ailleurs, la fascination que j’éprouve pour la plupart de tes personnages, qui sont fêlés, brisés. La protagoniste de Menschenliebe und Vogel, schrei, le type dans Der Sonntagsgreis, qui semble imploser de solitude, Edgar de E. Galaxien. Pour le dire avec les mots fameux d’une dame qui travaillait à l’époque au ministère de la Culture et qui, sortant d’une pièce de ILL, s’exclamait ainsi : « Mussen et dann ëmmer futtis Leit sinn? », je me demande d’où vient cette insondable tristesse, ce besoin de se retirer du monde, de ne pas pouvoir le supporter ?

NW Mes personnages sont relativement imprévisibles. On ne sait jamais ce qu’ils projettent de faire. Il faut avouer que c’est quelque chose que je cultive un peu, parce que des personnages qui suivent rigoureusement une logique, ou sont soumis à un type, ne m’intéressent pas énormément – ceci compte d’ailleurs également pour une structure de texte classique. Il s’agit toujours de personnages qui luttent contre des forces résistantes – extérieures ou venant de leur for intérieur – qui sont toujours au bord du désespoir, mais qui, grâce à ce désespoir, tombent relativement vite dans le comique. C’est quelque chose que les lecteurs ne remarquent pas toujours et, apparemment, mon humour n’est pas très bien reçu. Mais ils sont toujours seuls, oui.

IdT J’y vois presque une sorte de lien entre tous tes textes. Dans E. Galaxien, tous les personnages, Erwin, Edgar et Elonore, portent en plus un nom. C’est pour moi comme une façon de montrer du doigt le travail de l’écriture même.

NW Ce n’est pas vraiment un acte conscient, mais cela me semble évident. Ces textes sont construits, ils sont « faits ». Peu importe si le style ou le genre s’approche d’un certain réalisme.

IdT En parlant de style. Je me souviens qu’un jour j’avais donné à lire un de tes textes, je crois même que je parle du Sonntagsgreis, cette histoire du mec qui passe sa journée affublé d’un masque de vieillard pour s’échapper un peu à lui-même, à un ami, qui me répondit ensuite : Putain, il faut quand même se concentrer pour suivre. Question de style : ça signifie quoi, pour toi, avoir du style, en littérature. Trouves-tu que tu as un style exigeant ?

NW Je suis consciente que mon écriture participe à un genre qui n’est pas accessible à tous. Ou disons que cela dépend d’un background ou d’une envie. En musique, c’est la même chose. Il ne faut pas avoir peur de vouloir aborder un ensemble de lecteurs qui ne voient pas d’inconvénient, ou qui prennent même plaisir à lire un texte qui leur demande un certain effort. Je pense qu’il y a assez de littérature grand public, on est servi, à ce sujet.

IdT Tu en es à ton deuxième Stipendium, ta deuxième résidence d’auteur. Que dis-tu de tous les prix littéraires dotés d’une rémunération et ainsi des difficultés d’une vie d’écrivain, ici ou ailleurs ?

NW Stipendie si Gold wäert !

Ian de Toffoli
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