Politique culturelle : un commentaire

Faire-valoir

d'Lëtzebuerger Land du 11.10.2013

Nous sommes en 2013, il y a des élections anticipées dans dix jours et Andy Bausch vient de tourner un clip contre la consommation de cannabis pour la Police grand-ducale. Durant presque toute sa carrière, le réalisateur autodidacte, qui a commencé à tourner ses premiers courts-métrages à la fin des années 1970, à l’ère du ministre de la Culture Robert Krieps, était le défenseur des marginaux, dont il faisait les héros de ses films. Johnny Chicago et les Troublemaker, les chômeurs et les loosers picolaient et fumaient de l’herbe, voire consommaient d’autres drogues à longueur de journée. « He is old and needs the money », commentait un ami dans un commentaire désillusionné sur le sujet.

Ce soir, vendredi 11 octobre, la Fondation (socialiste) Robert Krieps, d’après ce ministre de la Culture d’il y a quarante ans que les intellectuels de gauche adulent toujours, organise une table-ronde sur sa vision de la politique culturelle : « La culture e(s)t notre avenir ! » Six personnes, de Claude Frisoni à Nora Koenig, institutionnels et artistes, y discuteront des besoins de la politique culturelle aujourd’hui ; le ministre de l’Économie et tête de liste des socialistes, Étienne Schneider, fervent fan de musique pop-rock, lancera même un mot de bienvenue. À une semaine du scrutin, la politique découvre la culture.

Pourtant, en lisant le programme du CSV, parti de la ministre de la Culture Octavie Modert – qui, en deux mandats, n’a jamais réussi à atteindre la popularité de sa prédécesseure Erna Hennicot-Schoepges –, on est persuadé que tout va pour le mieux dans le monde culturel. Quelques grands projets à terminer (Bibliothèque nationale, Archives à Belval) et des adaptations çà et là dans la législation – comme l’archivage électronique ou le statut de l’artiste – et voilà que la culture devient ce formidable outil qui nous garantit à la fois un avantage concurrentiel pour l’implantation de nouvelles entreprises (les femmes des chefs d’entreprise étrangers aiment pouvoir visiter un musée lorsqu’elles viennent de chez l’esthéticienne), l’amélioration de notre image de marque (un pays qui laisse ses artistes s’exprimer librement, ne serait-ce que par des jambes écartées comme Deborah de Robertis, ne peut être une si méchante place financière) et un vecteur d’intégration (même les enfants qui préfèrent le foot devront aller au théâtre, surtout lorsqu’ils viennent de milieux défavorisés) qu’aiment à promettre tous les partis dans leurs programmes.

Or, si la culture est effectivement « ce qui fait de l’homme autre chose qu’un accident de l’univers », comme l’aurait définie André Malraux (le Robert Krieps français), on aimerait la voir associée à des termes absolus comme la liberté et l’expression d’un chacun. On aimerait que les artistes soient non seulement écoutés, mais entendus, que le monde politique s’intéresse à ce que disent les artistes sur scène, dans leurs livres ou leurs chansons, avec leurs concepts ou leurs images, leur esthétique ou leur provocation. Et qu’ils les entendent parce qu’ils vont les voir et écouter, et non parce qu’ils les convoquent une fois tous les cinq ans pour noter méticuleusement leurs revendications, qui seront forcément salariales et syndicales (c’est de bonne guerre). On peut voir le monde autrement, comprendre des vies autres que les nôtres, percer des mystères mystiques et être ébranlé au plus profond de ses certitudes en étant curieux, en se laissant aller dans l’art.

En l’absence de cette écoute, de cette pratique culturelle, les programmes des partis se lisent comme des résumés des catalogues de revendications des associations, collectifs et autres institutionnels un tant soit peu structurés. Le consensus est général entre eux, voulant promouvoir l’accès démocratique à la culture et l’export, améliorer la protection sociale des artistes et encourager l’investissement privé. Tous les partis, de gauche à droite, font de la protection du patrimoine une de leurs priorités (alors que le dernier projet de réforme, prêt à être adopté au Parlement, a été abandonné par le CSV) et soutiennent la construction rapide de nouvelles Archives ainsi que l’archivage électronique.

Alors les différences se cachent dans le détail : le DP veut introduire la réforme administrative pour les demandeurs d’aides étatiques, créer davantage d’ateliers et de salles de répétitions, lancer des incitations fiscales pour les mécènes ou déménager le ministère à la Villa Louvigny. Les Verts plaident pour la transparence à tous les niveaux, aussi bien en ce qui concerne l’attribution des subventions que le recrutement, et demandent une meilleure prise en compte des jeux vidéos sur le plan du financement. À gauche, le LSAP et Déi Lénk s’engagent pour la rénovation du Musée de la Résistance. Déi Lénk promettent de lancer une télévision publique et veulent mieux soutenir les collectifs libres d’artistes. Le Parti Pirate prône un mélange bizarre entre un accès gratuit pour tous à la culture électronique et un protectionnisme national, voire local, des productions culturelles. Les socialistes promettent un état des lieux et une stratégie de développement pluriannuel, mise au point par des « assises culturelles » et mise en œuvre par un organe nommé LuxCréation, à l’image de LuxInnovation par exemple.

Donc, en résumé, quasiment tous sont pour une augmentation d’organes de planification, de structures de gestion et de papiers d’intention. Or, Excel a tué la culture. Depuis le rapport dévastateur de la Cour des comptes sur la politique d’attribution des subsides par le ministère de la Culture, il y a cinq ou six ans, ses répliques ravagent toujours tout le secteur culturel : désormais, un parfait petit comptable gris, qui est juste le champion des dossiers de demande, a plus de chances de voir son projet d’une nième adaptation de My Fair Lady aboutir qu’un artiste qui ne maîtrise pas le sociolecte du dernier programme européen de soutien à la mobilité. Le Luxembourg a, ce n’est pas nouveau, plus de fonctionnaires de la culture assez bien payés et en CDI que d’artistes libres et indépendants, qui, on rêve, seraient en plus un tant soit peu contestataires – ou du moins critiques des pouvoirs et idéologies ambiants. En l’absence d’une politique ambitieuse et d’un marché privé qui puisse faire le contre-poids, les Andy Bausch du Luxembourg doivent aussi, parfois, tourner des clips promotionnels pour la police.

josée hansen
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