Until the Lions

Akram Khan passe le relais

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2017

Apparaissant sur la scène et annonçant une nouvelle fois s’être blessé lors de répétitions à Luxembourg pour sa dernière création Until the lions, le chorégraphe-danseur souligne la chance que Rianto, le danseur choisi pour le remplacer dans son rôle à partir du mois de mars, soit présent lors des répétitions à Luxembourg pour filer le rôle. Grande émotion que de comprendre en direct que ce prodigieux danseur passe progressivement le relai et se trouve confronté aux limites de son corps. Il parle de Rianto comme un upgrade et l’on comprend que ces trois danseurs sont ceux de la génération suivante, qui poursuivront le travail d’Akram Khan.

Choisis par lui, deux danseuses et Rianto vont se livrer à une heure de danse sur une scène circulaire en forme de tronc d’arbre coupé dans la tranche tantôt lisse, tantôt inclinée avec des reliefs. Lumières magnifiques de Michael Hulls posant l’ambiance d’un conte et simulant un ciel étoilé aux confins de l’Inde, la troupe de chanteurs et musiciens se fond dans le décor avec les voix sublimes de Sohini Alam et David Azurza, le percussionniste Yaron Engler et le musicien Joseph Ashwin.

Pour sa dernière création, Akram Khan ne se raconte plus directement et évolue dans son processus narratif qui nous avait séduit, mais avec lequel il était important de s’éloigner au risque de se répéter ou de tomber dans un piège de facilité. Sa réputation s’est construite sur des productions imaginatives accessibles comme Desh, iTmoi, Vertical Road, Gnose et Zero degree. Magnétique pour les autres artistes d’autres disciplines, il a collaboré avec le Ballet national de Chine, Sylvie Guillem, Sidi Larbi Cherkaoui et Galvan, Anish Kapoor, Antony Gormley, Steve Reich etc.

En choisissant l’adaptation partielle chorégraphiée d’un livre Until the lions / Echoes from the Mahabharata de la poétesse Karthika Naïr, Akram Khan utilise la danse contemporaine et le kathak pour nous raconter le conte d’Amba, une princesse enlevée et privée de son honneur le jour de son mariage par Bheeshma, guerrier mi-homme mi-dieu. Déshonorée et criant vengeance, elle se suicide et renaît dans la personne de Shikhandi, laquelle a le pouvoir de changer de sexe pour affronter en combat singulier Bheesma. Amba questionne les définitions de la féminité dans un corps d’homme et de la masculinité dans un corps de femme et défie le Temps, maître sorcier de nos perceptions.

Until the lions va à la source du Mahabharata, grande épopée ancrée dans la culture hindoue est un récit dans lequel son enfance a été bercée et faut-il rappeler que le chorégraphe a fait ses débuts sur scène dans l’adaptation du conte signée Peter Brook. Pour cette chorégraphie, Akram Khan a réuni une fois encore une équipe artistique exceptionnelle la même que sur celle de sa création solo Desh : L’écrivaine Karthika Naïr, l’artiste visuel Tim Yip, les lumières de Michael Hulls, la dramaturge Ruth Little.

Dans ce ballet épique, trois danseurs extraordinaires : Rianto reprend le rôle de Akram Khan deux mois avant la date prévue, dans la nécessité de l’urgence et donc dans un contexte particulièrement plus compliqué. Les solos ont des accents autobiographiques, Rianto a lui aussi les qualités de Khan, Danseur solaire, magnétique et fera face tour à tour, aux deux visages de la princesse, dont la réincarnation masculine est revenue pour se venger. Duos époustouflants au sol entre Rianto et Christine Joy-Ritter et Chin-Ying Chien. Création très féminine, le héros étant une femme, le rôle interprété par le danseur Rianto nécessite un travail très dur sur les genoux – le poids du corps alternant sur des moments intenses et rapides entre les postures en-dehors et en-dedans sur les genoux.

Deux danseuses exceptionnelles avec des forces complémentaires : Ching-Ying Chien tout en grâce et tenue naturelle des positions khatak et Christine Joy-Ritter, tout souplesse féline, détente et vélocité. Amba interprétée par Ching-Ying Chien tour à tour fière, vengeresse, séductrice, libre et meurtrière parvient à reconquérir son pouvoir progressivement.

Une fois de plus, Khan s’impose comme l’un des plus grands chorégraphes-danseurs contemporains. La danse virtuose engage tout le corps, des doigts aux pieds dans les moindres détails de l’émotion. Les qualités requises pour ses danseurs sont complètes : souplesse, rythme, précision, détente, vélocité, présence et concentration extrême pour arriver à un état de quasi-transe. À l’aube de ses 40 ans, Khan aborde à travers ce conte les exigences complexes à travers le temps, du passage de la puissance à l’endurance et observe ce que peut une femme quand elle perd la possession de son corps assimilé à sa vertu ? Quel est le prix pour le corps et pour l’humanité lorsqu’une quête de justice devient vengeance ? La salle est comble et se lève pour ovationner avec de nombreux rappels, la performance du chorégraphe et des danseurs.

Emmanuelle Ragot
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