Compétivitivé

La main invisible

d'Lëtzebuerger Land du 07.08.2003

Ce n'est pas la grande forme : que la conjoncture internationale laisse à désirer est connu, que le Luxembourg et sa place financière en souffrent, aussi. Mais ce n'est pas tout. En comparaison avec ses voisins, le Grand-Duché est en perte de vitesse. La compétitivité internationale de l'économie luxembourgeoise pique du nez, selon le Statec. Alors que l'industrie se maintient plutôt bien, ce sont les services marchands, le moteur de la croissance depuis plus d'une décennie, qui ne réussissent plus à suivre le rythme.

Le Luxembourg en général et sa place financière en particulier semblent vivre le phénomène classique des cycles économiques, si ce n'est celui d'une bulle spéculative. Ensemble avec la Cellule de recherche en économie appliquée (Crea) du Centre universitaire, le Statec a établi un indicateur qui suit depuis 1990 la compétitivité économique du Luxembourg. Selon la dernière livrée1, l'indicateur tombe de 2000 à 2001 d'une manière qu'on n'avait plus vue depuis 1994. Les chiffres ne se réfèrent qu'à l'année 2001 parce que les calculs prennent en compte des données internationales, qui ne sont disponibles qu'avec un certain retard. Vue l'évolution conjoncturelle, il est cependant peu probable que 2002 ait donné lieu à un véritable redressement.

Avec une base de 100 points en 1990, l'indicateur de compétitivité présentait un profil ascendant jusqu'en 1997. Il approchait alors une valeur de 110 points. Resté plus ou moins stable de 1997 à 2000, il est passé en 2001 en dessous de la barre des 105 poi nts. Les services marchands, qui avaient atteint des valeurs de 105 points en 1993 et ensuite de nouveau en 1997 et 1998, s'approchent maintenant d'un taux de 95 points. L'industrie, en forte progression depuis le milieu des années 1990 et la mise en service des fours électriques dans la sidérurgie, reste depuis 1997 plutôt stable, entre 115 et 120 points.

L'indicateur de compétitivité se compose de deux éléments. Le volet interne à l'économie luxembourgeoise est le « coût salarial unitaire », c'est-à-dire le prix de la main d'œuvre nécessaire par unité produite. Il est déterminé par le niveau des salaires et charges sociales ainsi que par la productivité. Le volet externe met en relation le coût unitaire de la production nationale avec les prix pratiqués par la concurrence étrangère. Si cette relation est favorable, les entreprises grand-ducales peuvent exporter plus, respectivement augmenter leurs marges. Si elle est défavorable, c'est l'inverse. 

Les malheurs de la place financière seraient en premier lieu faits maison, selon Crea et Statec : « La baisse de l'indicateur de compétitivité des services marchands sur la période 1998-2001 semble avoir une origine interne, » écrivent-ils en pointant du doigt « une forte augmentation du coût salarial unitaire (...) marquée par des accélérations en 1999 et 2001 ». 

Ce qui a donné le coup de grâce à la compétitivité des services « made in Luxembourg » en 2001 est une forte baisse de la productivité apparente du travail (moins 3,6 pour cent pour les services en général et même moins douze pour cent pour le secteur financier en 2001), le tout combiné à une croissance continue des salaires. En clair, les entreprises ont payé plus pour produire moins. Ce n'est toutefois pas la productivité des salariés qui est en cause, mais plutôt la conjoncture. Surtout dans les services, où faute de demande, on produit moins. Il reste que la tendance générale est depuis trop longtemps la même pour qu'on puisse la réduire à un simple accident de parcours.

Le secteur financier, le principal exportateur de services, est depuis des années à la fois parmi les secteurs les plus dynamiques au niveau de l'emploi et celui qui voit les salaires augmenter le plus vite. Un employé qui gagnait en 1995 un salaire brut de 100 euros, atteignait en 2002 un revenu de 127,6 euros, selon la statistique des gains semestriels harmonisés. L'ouvrier d'industrie n'arrivait qu'à 115,1 euros, l'employé dans ce secteur même qu'à 113,3 euros. Ces ordres de grandeur restent valables si on élimine l'impact de l'inflation et de l'indexation des salaires.

Une autre statistique, celle de la rémunération moyenne par salarié, confirme cette impression. Outre le salaire brut, elle inclut les primes, avantages en nature et gratifications. De 1995 à 2002, un salarié du secteur financier voyait son salaire augmenter en moyenne de 24,6 pour cent contre 18,5 pour cent dans l'industrie. Les fonctionnaires de l'administration publique font cependant encore plus fort sur cette période : plus 28,6 pour cent !

Ces chiffres cachent en fait plus qu'ils ne révèlent. Le secteur financier crée depuis quinze ans systématiquement plus d'emplois que l'économie luxembourgeoise en général - au moins jusqu'en 2002. Or, le fait d'embaucher des jeunes (moins bien payés) fait plutôt baisser la rémunération moyenne de ses salariés.

Les véritables augmentations des salaires dans le secteur financier sont donc probablement encore plus importantes, surtout de 1996 à 2001. L'explosion de certains métiers comme l'administration de fonds d'investissement et le manque de main-d'œuvre qualifiée a fait que les banques se surenchérissaient pour embaucher ou débaucher du personnel. Or, une importante demande face à une offre limitée, ça fait augmenter les tarifs. Un effet qui a sans doute joué bien davantage que le niveau des conventions collectives. Sous l'impression de l'afflux de clients de banque privée, grâce aux changements de fiscalité dans les pays voisins, et de l'envol des bourses dans la bulle de la « nouvelle économie », les établissements financiers se préparaient à une croissance sans fin. Or, on sait aujourd'hui que fin il y a eu.

Depuis, on serre les ceintures. Un premier élément sont les rémunérations. Les augmentations de salaires (hors indexation) sont, en moyenne générale, nettement en recul. Les coupes claires dans les gratifications des banquiers n'y sont pas innocentes. Cette évolution permet au Luxembourg d'afficher depuis le début de 2002 une progression du coût horaire du travail en dessous de la moyenne européenne. En ligne avec la tendance générale dans l'Union depuis 1997, cet indicateur avait en 2000 et 2001 dépassé de manière significative les progressions dans les pays voisins.

Dans ses prévisions de croissance jusqu'en 2005, le Statec se montre d'ailleurs plutôt optimiste pour un regain de la compétitivité luxembourgeoise.2 Toujours dans une parfaite logique de cycle économique, le ralentissement conjoncturel ferait que la hausse des salaires resterait très faible en 2003 et 2004 avant une légère accélération en 2005. Pour retrouver la compétitivité des années dernières, des « ajustements supplémentaires » seraient toutefois probablement nécessaires.

Dans le secteur financier, la reprise attendue devrait permettre, ensemble avec les mesures de réduction de coût prises depuis deux ans, de regagner en compétitivité. Certains indicateurs donnent cependant à penser que la douche froide des dernières années pourrait signifier la fin d'une ère.

Parmi les instruments de mesure de la compétitivité développés par le Crea, on en trouve un dédié à l'intermédiation financière. Il compare d'une part les taux d'intérêts de banques au Luxembourg à ceux des établissements dans les pays voisins et d'autre part les taux débiteurs avec les taux créditeurs. Traditionnellement, les banques de la place bénéficiaient d'une certaine marge de manœuvre vis-à-vis de leurs clients. Grâce au secret bancaire, ces derniers étaient prêts à accepter que leurs dépôts soient peut-être un peu moins rémunérés que par une banque dans leur pays d'origine.

Or, début 2002, le taux créditeur domestique suggère un comportement « price taker » des banques luxembourgeoises, selon le Statec. En d'autres mots, elles doivent suivre les taux internationaux si elles ne veulent pas perdre leurs clients. 

On ne peut pas en déduire d'office une perte d'attractivité du Luxembourg pour une clientèle internationale. Sur les dix dernières années, on a vu que les traditionnels dépôts rémunérés par des intérêts ont de plus en plus laissé la place à des produits plus élaborés pour lesquels les banques se rémunèrent à travers des commissions. Pour maintenir leurs marges, les banques de la place disposent d'ailleurs d'autres moyens, notamment les réductions de coûts, ce qui permet d'ailleurs à la marge d'intérêts, après s'être effondrée depuis 1999, d'augmenter à nouveau depuis la fin 2000. Il y aussi l'effet que plus les taux sont bas, plus les clients veillent à cette différence d'un quart de pour cent sur laquelle aiment bien jouer les banquiers pour arrondir leurs fins de mois.

Tous ces chiffres indiquent deux choses au moins. D'une part, le Luxembourg s'est comporté ces dernières années comme la main invisible d'Adam Smith le prévoit : sous l'impression de taux de croissance records, la discipline a laissé la place à l'euphorie. Et ce serait trop simple de rendre responsables les seuls syndicats lors de négociations collectives ou encore l'indexation des salaires. D'autre part, il ne suffit pas d'attendre la reprise pour que tout rentre dans l'ordre et que le Luxembourg retrouve à nouveau durablement une croissance du même niveau qu'à la fin des années 1990. Plutôt qu'un retour au bon vieux temps, c'est une éternelle remise en question qui attend le Grand-Duché. 

Jean-Lou Siweck
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