My last will… Mes dernières volontés. Un artiste contemporain, plutôt jeune ou dans la pleine force de l’âge, se pose-t-il la question de sa pérennité ? A-t-il déjà pensé à l’œuvre qu’il laissera dans le futur ? La réponse pourrait être simple : « la » peinture, « l’ »installation ou « la » vidéo que l’artiste juge la plus marquante sera celle qui restera. Un choix « narcissique », à l’instar d’une société, où l’élan vital d’Éros est outrageusement célébré contre Thanatos. Mais depuis la pandémie, la maladie et la mort, la prise de conscience que la planète Terre est très malade, les conflits armés qui sont revenus aux portes du monde occidental ont leur lanceurs d’alerte, dont les artistes font partie.
My Last Will est donc un manifeste-testament, qui ne se visite pas juste en passant, dans notre confortable culte à la consommation. D’emblée, le nombre de morts sur la planète entière, est égrainé en temps réel sur un écran géant LED dans le hall du centre d’art (Santiago Serra, Death Counter). On suppose qu’une partie d’entre eux, avant de disparaître, ont mis leurs dernières volontés sur papier. On pourra consulter celles des 32 artistes, qui constituent une épaisse liasse de papier aux feuillets scellées, comme cela se fait pour un acte notarié, après l’exposition. L’épais volume (éd. Walther und Franz König) est le catalogue de l’exposition, contenant les intentions de My Last Will. Car l’idée, provocatrice même pour des créateurs qui réfléchissent conceptuellement à leur production de M+M (Marc Weis et Martin De Mattia), était de demander à leurs invités, de leur remettre le cahier des charges de l’œuvre caractérisant leur production visuelle pour cette exposition.
On peut en consulter trois extraits, au premier étage du Casino, dans l’espace central, comme si nous visiteurs, étions des chercheurs d’un temps après la mort des artistes. Quelles étaient leurs préoccupations ? Ainsi des montages photographiques des jumelles L.A. Raeven, dont le visage unique est pour moitié l’une, moitié l’autre. Unique, l’une le sera seulement après le décès de la première et c’est ainsi que pour l’exposition, elles ont créé la poupée robot Annelies, qui restera son ersatz consolateur …
Mais commençons par le début et visitons ce « musée imaginaire », où l’on marche sur un tapis moelleux, jaune pollen, histoire de regarder avec espoir, recul, voire un peu d’humour, un sujet aussi grave. Après tout, le pollen, c’est la vie. L’expression populaire ne dit-elle pas « manger les pissenlits par les racines » ? C’est ce que l’on voit, au premier coup d’œil dès que l’on a grimpé les dernières marches de l’escalier : une chaussure noire où pousse de la verdure. Nous ne serions pas à notre époque, si la signification de l’œuvre d’Iván Argote était aussi simple. Ses Wild Flowers : A Foot font partie des œuvres politiques de l’exposition. Les peuples autochtones y reprennent leurs droits, les statues des colonisateurs sont déboulonnées et la végétation envahit leurs débris.
L’inversion est du même ordre dans la vidéo de Renzo Martens (qui représente les Pays-Bas à la Biennale de Venise), White Cube. Le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC) y réalise des sculptures en argile extraite des rivières locales et reproduites aux Pays-Bas grâce au procédé 3D, en cacao et huile de palme, des produits autrefois exploités au Congo et exportés par les colonisateurs. On notera au passage l’ironie du titre White Cube et la lucidité de l’artiste : le contexte colonialiste ne peut être neutralisé vu la forme des statuettes même végétales, qui ne peuvent donc être soustraites à l’héritage colonial…
Les peintures, au sens classique du tableau sont plutôt rares dans l’exposition par rapport à l’usage des nouvelles technologies. Mais, on appréciera la puissance de la grande peinture Cosmic Player de Portia Zvavahera (Zimbabwe) où deux personnages en union mystique, motifs de ses rêves, flottent dans un environnement ornemental dans la tradition du pochoir de son pays. Il y a d’autres expressions (dessinées), de l’ordre du récit personnel : on citera rapidement le story board d’Agnieszka Polska My Last Will ou de Marcel Dzama, D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent ?, citant l’épitaphe sur la tombe de Marcel Duchamp…
Le Casino, qui présente cette exposition en partenariat avec la Kunstsammlung Chemnitz, – cinq œuvres originales s’ajoutent ici – renoue avec l’ambition originelle d’être un espace de recherche pour l’art contemporain. L’humour n’est pas absent pour autant. Ainsi du selfie de l’artiste suisse Olaf Breuning, dont l’auto-portrait s’efface pour ne laisser à la fin que l’emoji « pouce ». Histoire de dire « mission accomplie ». D’Eric Van Lieshout, c’est l’œuvre même qui dans The Inheritance disparaît, par la faute de son père, lequel, dans un moment de générosité dans sa démence, a offert les œuvres de son fils à ses amis.
Ces instants de répit sont nécessaires étant donnée la thématique elle-même voire l’atmosphère parfois oppressante. Comme dans la vidéo du collectif MASEBO, qui semble nous dire « voila ce qui vous attend ». La peau ridée de leurs mères, qui couvre une vie de labeur, est projetée sur grand écran dans une salle de cinéma. On écoutera aussi l’épitaphe des simples initiales B.B. qui cachent à l’opposé l’œuvre vénéré de Berthold Brecht (Simon Wachsmuth, Epitaphe, Ausgeführte und Ausständige). C’est « la » signification poétique et merveilleuse de la création humaine que célèbre également la carte du monde tatouée à même le dos d’un homme sur la photographie de Cément Cogitore, Zodiac.
« Inspirée d’une gravure sur bois d’Albrecht Dürer, l’artiste entremêle de manière indissociable des motifs de l’Antiquité à nos jours. L’histoire de l’image est marquée par une suite ininterrompue d’héritages et de transmissions », nous est-il expliqué. C’est également le cas de la série de photographies des lunettes de Ernst Bloch, Beethoven, Schlegel, par Ricarda Roggan. Les verres d’Apokryphen, venus du passé semblent nous regarder. Quel est leur héritage, qu’en savons-nous ? Mémoire, oubli, éternel retour au commencement, dans le geste même : Su Mei-Tse (Shaping, vidéo), façonne un pot de terre glaise sur un tour de potier. La matière devient vase mais s’affaisse dès que les mains se relâchent. Tout n’est qu’une succession d’instants présents.
En redescendant au rez-de-chaussée, on pourra se reposer et méditer – est-ce se faire pardonner ? –sur l’avenir que laisseront les blessures que nous avons infligées à la terre, dans le caveau (le terme exact employé n’est pas pour rien « chapelle » funéraire). Sauf que la salle, insonorisée, est orientée vers un site de stockage de déchets nucléaires en Finlande. L’objet cultuel a beau avoir un aspect esthétique réussi, il est fait de cuvettes de WC empilées.
My Last Will est à visiter avec toute l’attention que méritent les arts visuels dans leur expression contemporaine et l’utilisation des techniques et technologies pointues d’aujourd’hui. On conseille de télécharger les textes explicatifs sur chaque artiste. QR codes, vidéos et pièces sonores ont la part belle dans My Last Will. Les suivre assurent une meilleure compréhension des œuvres.