En 1995, à l’occasion de la première année culturelle, l’artiste luxembourgeois Antoine Prum installa, sous le titre Ailleurs, c’est toujours mieux, une agence de voyage à la galerie Beaumont. Une agence qui avait tout d’une vraie : le comptoir d’accueil, le bureau de vente, les affiches vantant des destinations lointaines. Une personne y avait même acheté un ticket de voyage. Pour Antoine Prum, cette installation était comme un doigt d’honneur au Luxembourg, où il ne voyait pas d’avenir pour l’art, la matérialisation de son envie de partir. Vingt ans plus tard, en 2015, le duo d’artistes allemand Fort installa The daily sun à l’Artothek à Cologne : une agence de voyage qui avait tout d’une vraie, y compris les panneaux avec les destinations et les affiches jaunies promettant des vacances ensoleillées sur des îles lointaines.
En 1998, lors de Manifesta 2, l’artiste norvégien Bjarne Melgaard fit construire une piscine en format réel (sans eau) au CPCA à Bonnevoie (devenu depuis la Banannefabrik). En 2013, pour leur exposition monographique au Kunsthaus de Dresde, Morgen letzter Tag, le collectif Fort (qui était alors encore un trio, Anna Jandt ayant quitté Jenny Kropp et Alberta Niemann après cette exposition) fit entrer une piscine au musée (sans eau), que le public devait traverser pour rejoindre les autres salles d’exposition. Lors de la même Manifesta, Andreas Slominski fit faire des travaux fastidieux à l’équipe technique du Casino afin de faire passer une échelle à l’horizontale par les parois d’un des white cubes au rez-de-chaussée du centre d’art. Slominski était le professeur d’Alberta Niemann à l’académie de Hambourg. Un certain penchant pour l’absurde leur semble commun.
Niemann et Kropp sont plus jeunes que leurs pairs invoqués plus haut, elles ont 37 et 39 ans respectivement. Et elles ne doivent pas forcément connaître toutes les œuvres de leurs prédécesseurs, mais ces quelques exemples de ressemblances ou de parallélismes prouvent bien quelle est la difficulté pour un artiste contemporain aujourd’hui : il se situe forcément à un croisement de références et de codes établis par ceux qui les ont précédés. Cela peut aussi être une qualité : lorsque, au Casino, Fort posent négligemment un balai avec quelques déchets fraîchement réunis dans un coin, on pense forcément au séminal La Joconde est dans les escaliers (1969) de Robert
Filliou, et la blague devient un hommage.
Night Shift est la première grande exposition monographique de Fort hors-Allemagne. Récompensées par plusieurs prix et bourses, notamment en 2016 de la Hessische Kulturstiftung, les artistes ont choisi un thème central pour leur show au premier étage du Casino : c’est celui de la nuit et de l’obscurité. Se situant à la croisée des arts visuels et du film, elles ont ici comme ailleurs recours à des techniques provenant de l’industrie du cinéma : les décors créateurs d’ambiance, la lumière et des accessoires ou détails qui troublent le visiteur. Comme ces deux vestes de Somebodies (2015), qui chavirent légèrement sur un long porte-manteaux dans le couloir, comme si leurs propriétaires venaient juste de les y accrocher. Ou les mégots, chewing-gums usagés ou restes d’un cornet de glace, qui pourraient tout aussi bien être des restes de fête ou des ordures jetées négligemment par des visiteurs peu civilisés (Trio, 2015).
Mais l’élément central de cette ambiance est la station-service à l’abandon appelée Open End (2016), dont il ne reste que le toit avec ses fortes lumières. Les pompes à essence ont été désinstallées depuis longtemps, semble-t-il. De ces stations-services démunies de leurs fonctions, on en trouve régulièrement en province, dans ces villages-dortoirs dont les habitants font désormais le plein « en ville ». On les voit encore se transformer en, au choix, maison de jeunes, fleuriste ou immobilière avant de disparaître en faveur d’une résidence. Open End est l’œuvre la plus présente de cette grande installation, celle qui donne le ton et définit l’ambiance de tout l’étage. Alors les autres œuvres, comme Night Rider (2016), ne paraissent plus que secondaires, presque décoratives. Night Rider, ce sont des pierres ressemblant à des bornes de parking qui ont été munies de clignotants, de moteurs et de petites roues et font leurs tournées à travers la salle. Air Walk (2016), c’est une paire de baskets pendue par les lacets au-dessus d’un lampadaire. Et Lonesome Raider (2015) est un distributeur automatique placé dans le coin de la grande salle de l’étage dans lequel il ne reste plus qu’une seule de ces barres chocolatées, Raider, qui ont changé de nom pour devenir Twix en 1991.
Les deux artistes de Fort, qui gardent un certain mystère autour de leurs personnes et ne donnent pas d’interview (même pas au Casino Channel de la maison), se jouent avec espièglerie des attentes du public. Pour atmosphériques qu’elles soient, leurs installations déroutent toujours un peu avec ces éléments inattendus comme les mégots ou du dentifrice étalé sur une main courante. Le côté minimaliste de ce qu’elles appellent ready-made devient alors comme un pied-de-nez aux certitudes du public, qui cherche toujours à être élevé au musée. Mais malheureusement, ces facéties ne dépassent pas vraiment le niveau de la boutade. En manière de provocation, tout a déjà été fait.
Il en va tout autrement de leur film The Shining (2013), projeté à la cave, et qui est l’œuvre à ne pas manquer : des adolescents filmés au ralenti et dans la pénombre lorsqu’ils dansent sur une musique techno aux fortes basses. Ces corps entre l’enfance et l’âge adulte, ces gestes sexués copiés sur les vidéos d’adultes, cette transpiration générée par l’effort sportif sont saisissants comme le sont les images de Gus Van Sant ou de Larry Clark sur la jeunesse.
Marianne Brausch
Catégories: Art contemporain
Édition: 10.03.2017