Ascensions Le 12 décembre, le comité fédéral de la Confédération Générale de la Fonction Publique (CGFP) a procédé à un élégant mouvement de roque : Romain Wolff a succédé à Emile Haag en tant que président, tandis que Steve Heiliger a pris la place de Wolff comme secrétaire général. Le choix du discret responsable de la communication comme nouveau numéro deux a surpris, y inclus au sein de la CGFP. Steve Heiliger a commencé sa carrière chez Saint-Paul comme journaliste (Wort, Télécran, DNR), puis dans le service commercial. En 2004, il est débauché par Joseph (dit Jos) Daleiden pour prendre en charge la communication de la CGFP. C’était également une histoire de famille : L’ancien militaire Daleiden connaissait bien le policier Pierre Heiliger, le père de Steve, avec qui il avait cofondé le Syndicat professionnel de la Force Armée. Avant de commencer son travail à la CGFP, Steve Heiliger change de statut : selon un mécanisme bien rodé, il est formellement embauché comme employé de l’État (au ministère de la Fonction publique), puis détaché à la CGFP. (Techniquement, il n’est donc pas salarié du syndicat.)
Patiemment, Heiliger grimpera les échelons. Il adhère à l’Association des employés de l’État, dont il est élu président en 2013. Du coup, Heiliger est propulsé au comité exécutif qui compte douze membres et constitue l’avant dernier-étage de la structure pyramidale du syndicat. Le sommet, c’est le bureau exécutif. Ce cénacle restreint ne compte que cinq membres, qui n’ont d’ailleurs pas le droit d’avoir une carte d’un parti politique. Il y a trois semaines, Heiliger y fait son entrée en se faisant élire secrétaire général par la quarantaine de membres du comité fédéral. Longtemps, Claude Heiser, professeur d’allemand et directeur adjoint de l’Athénée de Luxembourg, était considéré comme le dauphin – tous s’attendaient à ce que le premier vice-président devienne le prochain secrétaire général. (Haag ayant lui-aussi été directeur du Kolléisch, cette succession semblait en plus suivre une logique quasi-généalogique.) Or, au terme d’une année de réflexion, Heiser se désiste : Le poste de secrétaire général de la CGFP serait un « full time job » et il ne voudrait pas abandonner l’enseignement, explique-t-il.
Étant donné qu’il n’y avait aucune contre-candidature, le score du nouveau secrétaire général fut peu triomphal : 75 pour cent. Steve Heiliger est l’exemple le plus récent d’une série de dirigeants syndicaux qui, ces deux dernières années, n’ont pas réussi à faire l’unanimité parmi leur base. En octobre 2014, la nouvelle équipe dirigeante de l’Aleba encaissa un tiers de votes négatifs. Deux mois plus tard, un délégué de l’OGBL sur cinq refusa d’accorder sa confiance au nouveau président de l’OGBL, André Roeltgen. En février 2015, Jean-Claude Thümmel accéda à la présidence du FNCTTFEL en ne recueillant que 76 pour cent des votes. Le temps des leaders syndicaux incontestés, élus aux scores soviétiques, semble révolu.
Entre 1967 et 2005, le poste de secrétaire général était occupé par l’éternel Jos Daleiden, qui, de facto, avait la prééminence sur le président (un peu comme à l’Onu). Alors qui dirige aujourd’hui la CGFP ? Le secrétaire général Heiliger s’empresse de répondre : « D’après les statuts, c’est clair : le président ! » Bien qu’officiellement, les tâches doivent encore être réparties, c’est bien Wolff qui semble en charge. (Ainsi, c’est lui qui parle durant les trois-quarts de la durée de l’interview.) Wolff a pris la succession de Daleiden en 2005 et est un représentant de cette masse de rédacteurs, qui, souvent, se considèrent comme la colonne vertébrale de la fonction publique. Dans une interview parue dans Fonction publique, Wolff, dont le père était cheminot et la mère femme au foyer, insiste sur ses origine sociales modestes : « Ich erinnere mich genau, große Sprünge waren eh nicht möglich. Ein Hochschulstudium war zu keinem Zeitpunkt ein Thema. » En 1982, après avoir obtenu son bac, Wolff entre à l’Administration de l’Enregistrement où on a gardé de lui le souvenir d’un fonctionnaire zélé, s’intéressant beaucoup aux nouvelles techniques de contrôle fiscal.
Il divo Jos Daleiden était un peu l’Andreotti du syndicalisme luxembourgeois. Non seulement pour ses immenses lunettes rectangulaires à large bord, mais également à cause sa longévité politique, sa maîtrise des arcanes du pouvoir et sa capacité de travail. Au sein de la CGFP on se racontait que le secrétaire général ne dormait que quatre à cinq heures par nuit et que les archives du syndicat étaient méticuleusement tenues au domicile même des Daleiden. En 2005, après 38 ans à la tête de la CGFP, Jos Daleiden, qui aimait ponctuer ses discours de longues excursions historiques, évoquait le syndicat comme « mein Lebenswerk ». Daleiden a créé la CGFP à son image. Il a personnellement choisi et formé Emile Haag (devenu président en 1987), Steve Heiliger et Romain Wolff.
Or, ce mode de gouvernance personnalisé n’avait-il pas comme corollaire un centralisme et une opacité peu compatibles avec des exigences comme la transparence et la démocratie ? « C’était une autre époque, mais le succès lui a donné raison », estime Wolff. L’organigramme byzantin de la CGFP assure que les décisions stratégiques continuent à se prendre dans un cercle très restreint. Ceci n’est pas sans arranger les ministres en charge de la fonction publique : Lors des négociations, ils n’ont pas à craindre les fuites dans la presse. La CGFP reste également un club d’hommes ; aucune femme ne siégeant dans le bureau exécutif. « Beaucoup reste à faire », dit Wolff, « cela viendra dans quatre ans ».
La création de la CGFP en 1967 s’est faite sous l’impulsion du ministre de la Fonction publique Pierre Grégoire (CSV). Refusant de négocier avec des dizaines de groupuscules déchirés entre eux par de vieilles rancunes, le ministre cherchait un interlocuteur unique. En juin 1966, il réunit les syndicalistes en brouille à la Maison de Cassal et déclare sèchement que, dorénavant, il ne recevra plus personne jusqu’à ce qu’ils aient créé un syndicat uni. Le sous-officier trentenaire Daleiden saisit la chance : Il s’allie aux instituteurs et fonde une confédération. Depuis sa création, une des caractéristiques de la CGFP est qu’elle traite exclusivement des questions qui touchent aux intérêts de l’ensemble les fonctionnaires. La confédération refuse de se laisser entraîner dans le marécage des combats sectoriels, disant vouloir préserver l’autonomie des sous-organisations qui la composent. Il en existe une soixantaine : Association des concierges, garçons de bureau et de salle, Syndicat des surveillants, Groupement des magistrats, Association des chaîneurs du cadastre et de la topographie, Groupement des inspecteurs de l’Enseignement primaire,... Ces micro-fiefs corporatistes sont réunis au sein de dix fédérations, elles-mêmes affiliées à la CGFP. « L’art, estime Romain Wolff, c’est de les garder toutes réunies. »
Ventriloques Au Luxembourg, écrivait Gilbert Trausch, l’État précédait la nation. Les fonctionnaires ne seraient-ils pas dès lors les premiers nationalistes, les premiers à s’identifier à cette nouvelle entité dont leur condition socio-économique dépendait ? C’est une des bonnes intuitions d’Inventing Luxembourg, l’ouvrage co-rédigé par les historiens Sonja Kmec, Benoît Majerus, Michel Margue et Pit Péporté. Ils pointent que parmi les membres de Ons Hémecht, un des premiers groupements nationalistes fondé en 1896, on trouve une part extraordinairement élevée de fonctionnaires, tandis que les paysans – ce Vollek imaginé dont on voulait célébrer la culture et la langue –, en étaient entièrement absents. Presqu’un siècle plus tard, on trouvera une composition similaire chez Actioun Lëtzebuergesch. En 1980, ce groupe marqué à droite était composé à 76 pour cent de fonctionnaires, avec une prédominance écrasante d’instituteurs. Dans un article paru en 2014 dans la revue Nations and Nationalism, la chercheuse en sciences politiques Nuria Garcia estime que pour ces instituteurs, « situated at the lowest level of all the groups of the intelligentsia », la promotion du luxembourgeois « may function as a compensatory resource, allowing primary schoolteachers to claim equal standing with secondary school professors ».
Bien que se proclamant « idéologiquement neutre », la CGFP a forgé, au fil des décennies, sa propre Weltanschauung. Un syncrétisme de corporatisme, de nationalisme linguistique et de soutien inconditionnel au modèle offshore, y compris dans ses expressions agressives – comme si la « souveraineté », c’était d’abord le droit de la commercialiser. À parcourir les numéros des dix dernières années de Fonction publique, le journal interne de la CGFP, on retombe sur des motifs récurrents. Les critiques contre la place financière (désignée de « nationale Milchkuh ») exprimeraient « kolonialistische und imperialistische Triebe » de la part de rivaux, forcément « jaloux ». L’OCDE, coupable d’avoir élaboré listes grises et tests Pisa, serait un ramassis de « Spinner und Extremisten ». D’autres articles, plus anciens, expriment une xénophobie à peine voilée. Dans l’édition de février 1994, on lit ainsi : « La fonction publique est actuellement, grâce à la condition constitutionnelle de la nationalité, le seul rempart contre le noyautage de nos structures étatiques, et contre la dilution, et en fin de compte, la sape de notre identité nationale […] Notre pays risque d’être laminé entre les grandes cultures étrangères. »
Lorsqu’on lui cite ces passages, Romain Wolff semble péniblement touché : « Ces articles, ce n’est pas moi qui les ai écrits » ; « on est en 2017, nos positions ne sont plus celles de 1994 ». Exprimant autant une européanisation du discours syndical (Wolff est président de la Confédération européenne des syndicats indépendants) qu’un souci
de respectabilité (qu’on retrouve par exemple chez un Emile Haag), la CGFP a délaissé les expressions les plus caricaturalement nationalistes. Même si on en trouve encore les traces. Comme dans un entretien avec Luc Frieden paru en juin 2008 dans Fonction publique. Dans ses questions, suivies de longs préambules (« Sie wissen, in welchem Maße sich gerade die CGFP […] der Luxemburger Nationalität und den Luxemburger Institutionen verpflichtet fühlt »), Steve Heiliger se met à discourir sur le droit d’asile : « Müsste eine solche Maxime [« La France ne peut accueillir toute la misère du monde », ndlr] nicht umso mehr für ein kleines Land gelten, auch um zu vermeiden, dass zu viele unterschiedliche Kulturkreise aufeinander treffen…? »
Or, la CGFP a revu ses positions sur la double nationalité et accepte même l’idée que des personnes ne parlant pas le luxembourgeois travaillent dans certains services de l’État, « comme informaticiens » par exemple. Romain Wolff prend soin de présenter le « non » au droit de vote pour étrangers comme un « oui » à un « autre chemin », passant par la naturalisation. S’il estime que « lorsqu’on vit dans un pays, il faut en connaître la langue », il ajoute également : « je ne veux pas dire par là qu’il faille devenir spécialiste en luxembourgeois. » La CGFP est également devenue plus critique envers la place financière et l’industrie de l’optimisation fiscale. Wolff, qui a passé une grande partie de sa carrière à la division anti-fraude TVA, n’est pas un grand fan de dispositifs d’optimisation fiscale comme les intérêts notionnels ou les stock-options : « Déi Léit solle gefällegst hier Steiere bezuelen, wéi mir et och maachen ». Mais il ne croit pas à une « uniformisation » européenne des taux d’imposition. « Il faut rendre le système fiscal aussi juste que possible, tout en sachant que la justice fiscale à cent pour cent n’existe pas ».
Ces dernières années ont vu un étonnant rapprochement entre CGFP et OGBL, que ce soit lors de la manifestation unitaire du 16 mai 2009, du Zukunftspak ou de la réforme fiscale. Alors que les relations entre Jos Daleiden et John Castegnaro étaient plutôt difficiles, leurs successeurs Romain Wolff et Jean-Claude Reding ont trouvé un terrain d’entente. « Lorsque je suis arrivé ici, l’OGBL était encore considéré comme quelque chose de spécial et on me mettait en garde, se rappelle Wolff. Mais on a réussi à construire une collégialité, sans que l’un n’ait l’impression que l’autre veuille le poignarder dans le dos. »
L’empire Au fil des décennies, la CGFP a constitué toute une panoplie d’offres pour, dit Daleiden, « fidéliser » les membres. Tandis que les syndicats du privé misent sur l’assistance judiciaire (ressemblant de plus en plus à un service provider, genre Automobile Club), la CGFP a poussé la logique à bout : une agence de voyages (1977), une œuvre d’épargne logement (1977), un service placement (1981), une cantine (1984) une offre d’assurances (1989), une crèche (1995), des crédits à la consommation (1997), des cours d’appui scolaire (2008)... Jos Daleiden garde la main sur ce mini-empire dont le conseil d’administration ressemble à un old boys’ club. On y retrouve plusieurs éminences grises, comme le haut fonctionnaire retraité Albert Hansen, le député chrétien-social Paul-Henri Meyers ou encore Paul Zimmer, l’ancien directeur général de Saint-Paul. Lorsqu’on leur demande des détails sur ces structures, Heiliger et Wolff opposent un « no comment » : CGFP-Services est une entité distincte et séparée du syndicat, soulignent-ils. (Bien que Wolff y siège au CA.)
Combien d’argent est géré par le fonds commun d’épargne de la CGFP ? Jos Daleiden avance le secret bancaire et ne veut donner des chiffres. (Le registre de commerce ne livrera pas plus d’informations, CGFP-Épargne opérant sous le statut d’ASBL.) Qu’un syndicat gère l’argent de ses membres, c’est plutôt inhabituel, et ni l’OGBL ni le LCGB ne se sont aventurés sur ce terrain. En 1985, la Lëtzebuerger Bréifdréiergewerkschaft (FSFL), en rupture avec la CGFP, avait lancé son propre fonds collectif destiné aux membres. En 2002, la révélation que Jos Nickts, le président de la FSFL, avait transféré 7,5 millions d’euros sur ses comptes personnels (l’argent lui servira à l’achat d’une finca majorquine et d’un yacht privé), provoqua un vent de panique chez la CGFP qui craignait l’amalgame.
Le Service CGFP de Placement se situait dans un flou juridique, n’étant ni assimilé à une Sicav ni à une banque. Un arrangement se concrétise en 2003 : CGFP-Épargne est déclarée PSF (c’est probablement la seule ASBL à avoir demandé et obtenu ce statut) et placée sous la supervision de la CSSF. Pour rassurer les épargnants, le gouvernement vient d’ailleurs d’inclure, dans le volumineux projet de loi n°7024, un article qui « spécifie que les clients-épargnants des fonds communs d’épargne, comme par exemple CGFP-Épargne, bénéficient de la garantie des dépôts », comme le souligne le Conseil de gouvernement du 22 juillet 2016. Un petit cadeau à l’attention des fonctionnaires.
Peter Feist
Catégories: Communes, Fonction publique
Édition: 16.12.2016