Le retour du risque systémique : les calculs des promoteurs et des banques résisteront-ils à un affaissement de la croissance des prix immobiliers ?

Terra incognita

Sur le marché immobilier, un « retour à la normale » sera en réalité un retour à l’anormal
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.04.2020

Quand la musique s’arrête Dans les premières semaines du confinement, le trafic sur athome.lu s’est affaissé de quarante pour cent. Depuis la mi-avril, estime Soufiane Saadi, le CEO du groupe Athome, le nombre de visiteurs repartirait timidement à la hausse, le site ayant enregistré une hausse de dix pour cent. Il évoque un retour aux « fondamentaux » : « Les gens aiment l’immobilier ». Le stock de l’inventaire resterait, lui, « stable », c’est-à-dire que les annonces sont gelées. Pour le mois d’avril, Athome a accordé une remise de cent pour cent sur toutes les annonces, un « geste de solidarité » vis-à-vis du demi-millier d’agences immobilières clientes. La présidente de la Chambre des notaires, Martine Schaeffer, dit ne plus traiter qu’un compromis de vente par semaine, alors qu’avant le confinement, elle en évacuait deux à trois par jour. Malgré le fait que les notaires peuvent désormais signer des actes par procuration, ce serait « e bëssi tote Hose », dit la notaire.

Parmi la douzaine de promoteurs et d’agents immobiliers interrogés dans le cadre de cet article, personne ne croit à un krach des prix du résidentiel au lendemain du confinement. Le déséquilibre flagrant entre l’offre et la demande, disent-ils, rendrait un tel scénario très improbable. (Ils s’attendent par contre à un net recul dans l’immobilier des bureaux et des commerces.) Avec une bonne dose de Zweckoptimismus, les promoteurs et agents immobiliers tablent sur une réédition du scénario de 2008-2009. Au lendemain du meltdown financier, plus rien ne bougeait. Les vendeurs refusaient d’adapter les prix que les acheteurs potentiels refusaient de payer. Statistiquement, cette guerre de position se traduisait par une chute de 55 pour cent du volume des transactions. Puis, pendant quelques mois, les prix de l’immobilier avaient légèrement baissé (de cinq pour cent), avant de repartir à la hausse.

Or, ce n’est qu’un scénario parmi d’autres. Depuis mars, le secteur avance en terra incognita : Quelles seront la durée et la sévérité de la crise ? Combien de petits patrons et indépendants seront forcés de vendre leur résidence secondaire pour sauver leur entreprise ? Quel ménage acceptera de s’endetter sur trente ans sans savoir ce qui arrivera d’ici trente jours ? Et comment réagiront les investisseurs : En rappelant la volatilité des bourses, la pandémie finira-t-elle par accélérer la financiarisation de l’immobilier résidentiel luxembourgeois, qui pourrait apparaître comme un « safe haven » ? La pandémie provoquera également des mutations sociologiques. Le confinement sera-t-il suivi d’une hausse des divorces ? D’un baby-boom ? (Dans les deux cas, le marché devra absorber cette demande supplémentaire.) Et quelles conclusions les ex-confinés tireront-ils de cette expérience casanière ? Que le bonheur est dans le mètre carré ? Il y a à parier qu’un jardin, un balcon et une chambre dédiée au télétravail figureront désormais en haut de la liste de souhaits des futurs acquéreurs…

Les promoteurs Un retour « à la normale » serait en réalité un retour à l’anormal. Le lockdown a paralysé le marché à un moment de surchauffe. Constatée en février 2019, la soudaine accélération de la croissance des prix (passée de cinq à onze pour cent) avait laissé pantois les statisticiens et économistes qui n’arrivaient pas à se l’expliquer, surtout que les « fondamentaux » n’avaient, eux, pas bougé. Le chercheur au Liser, Julien Licheron, soupçonnait ainsi « un comportement anormal, spéculatif ». Dans une note parue il y a deux semaines, l’Observatoire de l’habitat identifie une surenchère sur le foncier à la base de l’explosion des prix. Rien qu’entre 2018 et 2019, les prix des terrains à bâtir ont augmenté de 12,2 pour cent. Entre 2010 et 2019, ils auront cumulé une hausse de 83,3 pour cent, alors que, durant la même période, l’indice des prix de la construction, calculé par le Statec, n’a augmenté que de 19,7 pour cent. Si l’immobilier coûte donc tellement cher au Luxembourg, ce n’est pas à cause de sa qualité architecturale.

Certaines transactions foncières de ces derniers mois avaient provoqué un réel malaise chez des professionnels. Ils commençaient à douter du bien-fondé économique des calculs de promoteurs prêts à débourser de telles sommes. En 2004, l’investisseur américain Warren Buffett notait : « It’s only when the tide goes out that you learn who’s been swimming naked ». Les promoteurs qui, ces derniers mois, ont acquis du foncier à prix fort se retrouveraient-ils à poil si la croissance refluait ? « La question qui se posera sera : À quel point les promoteurs ont-ils été agressifs ? Quels risques ont-ils pris ? », estime Guy Entringer, le directeur de la SNHBM. Le promoteur Éric Lux relativise : « Lors de chaque crise, ce sont ceux qui ont pris le plus de risques qui sont les plus exposés. Or, les taux d’intérêt sont bas, et les grands groupes se financent souvent par des obligations à long terme. Le coût est donc faible. »

Les promoteurs et agents immobiliers sont nommément exclus des 2,5 milliards d’euros de prêts bancaires garantis par l’État. André Bauler (DP), le rapporteur du projet de loi, expliquait samedi dernier à la tribune improvisée du Cercle « qu’il s’agit finalement de soutenir l’économie réelle et non les tendances spéculatives dans le secteur immobilier ». Après des années de boom, le complexe immobilier se retrouve ainsi coupé du soutien de l’État, ce qui pourrait exacerber son stress durant les prochains mois. Car le facteur temps jouera : entre ceux qui, faute de réserves financières et de soutien bancaire, seront forcés de commercialiser leurs projets à court terme, et ceux qui pourront se payer le luxe d’attendre une reprise du marché.

Sur la dernière décade, les capitaux belges ont découvert l’eldorado luxembourgeois : Thomas & Piron (« Jardins du Luxembourg » à Merl), Codic (Royal Hamilius), Immobel (« Infinity » au Kirchberg), Leasinvest (zoning Batiself à Strassen), Besix Red (ancienne galerie Konz à la Gare), ICN Development SA (friche Villeroy & Boch)… En septembre 2019, la société de promotion anversoise Antonissen
Development annonçait à son tour vouloir s’implanter. Dans un communiqué, son directeur Sven Potvin estimait que « les investisseurs immobiliers belges sont de plus en plus nombreux à aller voir si l’herbe est plus verte au-delà des frontières ». Or, justement : Le Grand-Duché connaîtrait « un essor sans précédent », les nouveaux appartements et maisons s’y vendraient « comme des petits pains ». 

À l’inverse des promoteurs autochtones, déjà bien servis et disposant souvent d’un capital foncier accumulé sur des générations, les nouveaux-entrants ont dû payer à prix d’or des terrains qui leur permettaient de lancer la machine et de continuer à la faire tourner. Ces Belges, pleins de liquidités, auraient fait exploser les prix et ruiné le marché, telle est le reproche répété comme un leitmotiv par de nombreux promoteurs établis. Ce qui ne les a pas empêchés d’aligner leurs prix de vente sur ceux de la concurrence belge ; et étant donné qu’ils avaient souvent acquis leurs terrains à une fraction du prix, leurs marges sont bien plus conséquentes.

Le directeur d’Immobel Luxembourg, Olivier Bastin, dit se retrouver « souvent » en concurrence avec d’autres promoteurs belges pour l’acquisition de terrains, « parfois » avec des promoteurs luxembourgeois. Le groupe est coté en bourse et émet régulièrement des obligations très demandées par les petits épargnants. Dans ses études de faisabilité, affirme Bastin, Immobel serait « conservateur ». On calculerait avec une croissance « raisonnable » des prix immobiliers, c’est-à-dire située « nettement » en-dessous de celle des dernières années. Les localisations en « prime » des projets Immobel auraient plus de chances de résister : « Même si le marché va se retourner, ils vont rester attractifs. » Enfin, la plupart des projets ne seraient pas encore en phase de commercialisation : « Le marché aura donc le temps de se rétablir, de se stabiliser, » Bastin croit qu’il y aura « des opportunités à saisir » : « Au lendemain de cette crise, on sera moins nombreux à avoir l’argent et l’appui des banques pour miser sur le foncier ». C’est que les banques deviendraient « plus attentives, tant sur la qualité du foncier que sur la qualité du promoteur. »

Les banques Craignant les conséquences de la fin du secret bancaire et gardant devant les yeux le krach irlandais, le superviseur se décide à resserrer les vis dès 2012. « On était descendu dans l’arène fir dass d’Kierch am Duerf bléift », dit Claude Wampach, directeur en charge de la surveillance bancaire à la CSSF. « Le degré d’exposition vis-à-vis des promoteurs n’était plus tenable. On en était arrivé à une situation où le promoteur encaissait tous les profits si le deal réussissait et la banque portait toutes les pertes si le deal tournait mal. »

La CSSF somme donc les banques à intégrer dans leurs calculs de risque un « scénario de récession économique sévère mais plausible ». Les banques sont aujourd’hui tenues d’appliquer une pondération du risque plus sévère (donc plus coûteuse) pour les opérations foncières spéculatives, la BCE et la CSSF vérifiant à intervalles réguliers leurs portefeuilles de crédits. Elles ont en outre interdiction d’accorder à un promoteur des prêts qui dépassent les vingt pour cent de leurs fonds propres. Pour les grands deals immobiliers, cette restriction aura mis sur la touche la Raiffeisen et la Bil, plus faiblement capitalisées que la Spuerkeess, ING et la BGL. Mais elle aura également réduit le risque de contagion.

Le risque systémique Du FMI à la Commission européenne en passant par les agences de notation, le boom des prix immobiliers a été l’éternel « source de préoccupation » des experts internationaux. En 2016 puis en 2019, le Comité européen du risque systémique lançait un « warning on medium-term residential real estate vulnerabilities » au gouvernement luxembourgeois, mettant en garde contre les effets d’un « choc économique ou financier » – on ne songeait pas encore à la possibilité d’une pandémie. Les experts décrivaient un cercle vicieux : Le taux de chômage s’aggrave, les propriétaires peinent à rembourser les mensualités de leur prêt immobilier, des milliers de maisons sont saisies et revendues aux enchères, les prix chutent, les banques n’arrivent plus à récupérer leurs crédits : le système s’effondre. Alors qu’au mois de mars, le taux de chômage a fait un bond à 6,1 pour cent, ce scénario serait-il en train de se réaliser ?

En ce printemps 2020, plusieurs facteurs puissants semblent mitiger le risque d’un collapse du système financier. D’abord, les banques luxembourgeoises sont très bien capitalisées. Avec un ratio de fonds propres de 21,4 pour cent, la Spuerkeess est ainsi aux as. (La Raiffeisen présente un ratio de 10,5, la Bil de 13,9 pour cent.) En finançant le chômage partiel de 180 000 salariés, l’État a pour l’instant évité le déclassement social des ménages, les incitant par ailleurs à continuer à payer leurs loyers ou mensualités. Il n’y aurait pas eu, jusqu’ici, une hausse significative de demandes en moratoires pour des prêts hypothécaires, confirment tant le directeur de la Raiffeisen que le président de la Bil. Or, Luc Frieden souligne qu’il ne faudrait « pas sous-estimer le risque d’un effet boule de neige » : « On oublie que le loyer sert souvent à rembourser un prêt ». C’est cette peur d’un transfert du risque vers les banques qui aura empêché le gouvernement de décréter un moratoire sur les loyers commerciaux. Quitte à accepter qu’une large part des aides versées aux PME soient captées par les propriétaires, qui sont nombreux à avoir hérité de leur parc immobilier.

Par peur de se faire une mauvaise réputation, les banques luxembourgeoises se sont toujours montrées très réticentes à procéder à des saisies et ventes forcées. Même si, à l’opposé du nom de l’emprunteur, mis au pilori, celui de l’établissement de crédit n’apparaît pas dans les annonces des ventes forcées, qui seront un des indicateurs à surveiller de près durant les prochains mois. Par le passé, les portefeuilles de prêts immobiliers des banques luxembourgeoises se sont révélés remarquablement robustes. En position dominante, voire de quasi-monopole, la BCEE se retrouvera en première ligne. (Elle a toujours refusé de publier des chiffres précis, mais sa part de marché devrait dépasser les cinquante pour cent.) Après la crise de 2008, la banque de l’État s’était montrée avenante envers ses clients qui peinaient à rembourser, faisant la promotion de ses prêts « Logiflex » ou « Accordéon ». Sa marge de manœuvre sera plus réduite pour la crise à venir. Car si les règles prudentielles ont été temporairement allégées pour faire face aux défis immédiats que pose la pandémie – le ministre des Finances félicitant même les banques « déi duerch d’Fangere kucken » –, ce flou ne durera indéfiniment.

Il y a six semaines, alors que débutait le confinement, la Banque centrale du Luxembourg publiait les premiers résultats de la troisième vague du « Luxembourg Household Finance Consumption Survey ». Tout le monde étant préoccupé par la situation sanitaire, l’étude, basée sur 1 600 interviews, aura été peu commentée. Or, au pays du secret bancaire, elle est la seule à fournir une idée approximative du patrimoine des Luxembourgeois. On y apprend ainsi qu’en 2018, 31 pour cent des ménages repayaient un crédit immobilier, huit points de pour cent de moins qu’en 2010. Les deux premiers quintiles en termes de revenus accumulaient plus de 70 pour cent des prêts hypothécaires impayés, alors que le dernier quintile, donc les vingt pour cent les pauvres, en détenait seulement quatre pour cent. Beaucoup semble donc indiquer que les crédits immobiliers se sont mutés en produit de luxe réservé aux héritiers, cadres et fonctionnaires ; soit les personnes qui risqueront le moins de se retrouver au chômage. Une injustice sociale qui, d’un point de vue macroprudentiel, pourrait réduire le risque systémique post-Covid-19.

Bernard Thomas
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