Théâtre

Planant

d'Lëtzebuerger Land du 05.07.2019

Résumer Proust en une heure, signer un condensé d’une œuvre abondante sans la désacraliser, tout en rassemblant les aficionados de la littérature proustienne et des spectateurs moins érudits, et au théâtre qui plus est, Charles Tordjman et Serge Maggiani avaient déjà entrepris tout cela, il y a près de vingt ans. Le pari est relancé cette année, dans cette libre adaptation d’une des œuvres littéraires majeures de notre ère, À la recherche du temps perdu.

Le parcours de Charles Tordjman n’est plus à mentionner (voir d’Land du 17.05.2019), artiste remuant et vorace, cette année lui aura été bougrement chargée. De la tournée de Quoi de neuf sur la guerre ? (Robert Bober) à celle de son 12 hommes en colère (Reginald Rose), la création de Vêtir ceux qui sont nus (Luigi Pirandello) au Théâtre des Capucins à Luxembourg et enfin ce Je poussais donc le temps avec l’épaule (d’après Proust), Tordjman ne chôme pas, bien au contraire, et logiquement chaque pièce qu’il monte s’insère dans le puzzle artistique global qu’il construit depuis toujours. Comme il le dit avec esprit : « Je conçois la construction d’un spectacle comme l’envoi d’un scaphandrier sous les eaux : l’ensemble de l’équipe artistique est là, autour du ou des comédiens, pour sauvegarder ce moment essentiel qui consiste à envoyer un homme en reconnaissance – dans une étendue de langue… » Et en effet, à nouveau dans ce spectacle, la « langue » est maîtresse de la représentation. Les mots d’un auteur adulé, sont au centre, comme bibliques, consacrés par la scène, le théâtre.

Proust entame son travail sur À la recherche du temps perdu en 1907, pour livrer sept tomes, publiés entre 1913 et 1927. Une série de romans, publiés en partie après sa mort, qui feront de lui l’un des mastards de la littérature française. Son génie aura guidé nombre d’écrivains et d’artistes par la suite. L’œuvre proustienne traçant les lignes de fuite d’une recherche sur le temps, le but de l’existence, la mémoire affective, l’amour, la jalousie, la sexualité et notamment l’homosexualité qui a grandement influencé ses écrits (Sodome et Gomorrhe). Proust dépeint ce qui l’entoure, l’humain dans sa société et montre dans ses récits, une sorte de théâtre de la vie, agrémenté de décors (souvent ceux de l’enfance), de personnages (inspirés du réel) et de comédie (l’ironie du monde). Pas étonnant donc que le duo Tordjman/Maggiani ait eu envie, une nouvelle fois, de s’emparer de l’imagerie « fournie » et de la langue « continuelle » de Marcel Proust.

Serge Maggiani, passé chez Régy, Vitez, Mesguich et plus récemment Demarcy-Mota, semblait tout trouvé pour tenir un tel morceau et l’amener délicatement à notre sensible. Collaborateur de longue date de Charles Tordjman via sa Cie La Fabbrica, Maggiani retrouve ce seul en scène, enfin, plus justement cette complicité avec les lignes de Proust, saisissant avec amour la magie qui en découle. On pourrait presque fermer les yeux et se laisser porter tendrement par ce conte, nous ramenant à des souvenirs lieux communs de l’existence humaine. Des bribes de nos premiers pas dans la vie, aux souffrances qui résistent au temps, en passant par les amours impossibles et avortées ou la perte d’un proche, on vrille de joie en tristesse dans cette pièce qui nous happe jusqu’à sa fin, presque inattendue.

Même si la mise en route du spectacle est longue, forcée par une première partie en retenue dans le corps, on comprend tout de suite après, le dessein que nous adresse ce spectacle. C’est en fait un schéma de tous les possibles, avec le théâtre pour médium et « l’étoffe des rêves de Marcel Proust » en ligne de mire. Proust écrit des tableaux de son époque, Tordjman, dans l’idée, semble avoir placé Maggiani dans un de ceux-ci. Le comédien flotte dans un décor en volume (Vincent Tordjman), fait de plastique blanc qui à l’usage se colore, montrant des états très différents à cet homme solitaire plongé au milieu de tout cela. Si le comédien occupe autant le texte que cet espace chimérique, le rythme donné pousse aux divagations et on se surprend à planer au-dessus de notre siège, comme en lévitation, « chamanisé » par ce qui se joue devant nous.

En fait, Charles Tordjman avait envahi cette idée de placer l’écriture proustienne au théâtre en 2001, avec le même comédien qu’alors. Ce qui a changé ce sont les textes, nouvellement choisis, tirés du premier tome de À la recherche du temps perdu. C’est pourtant cette même poésie qu’on le retrouve, ranimant à nouveau, la flamme d’une littérature qui grâce à ce genre d’initiatives, ne se perdra jamais.

Je poussais donc le temps avec l’épaule, d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène par Charles Tordjman ; adaptation : Serge Maggiani ; scénographie : Vincent Tordjman ; musique ; Vicnet ; avec Serge Maggiani ; vu la semaine dernière à l’espace Koltès à Metz ; dates de la tournée : http://compagniefabbrica.com/production/je-poussais-donc-le-temps-avec-lepaule/

Godefroy Gordet
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