Le pouvoir d’achat, une notion difficile à saisir et pourtant exploitée à l’envi par les candidats aux élections

La savonnette de l’économie

Shopping en 2024
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.05.2024

Le pouvoir d’achat est une préoccupation constante des habitants des pays de l’UE, surtout en période d’inflation. Il s’invite régulièrement dans les campagnes électorales, les partis politiques rivalisant de promesses sur la manière de le préserver ou de l’augmenter. Il y a quinze ans en France, Nicolas Sarkozy se présentait ainsi comme « le président du pouvoir d’achat ». La définition de ce concept est aussi simple que sa mesure est compliquée, ouvrant la voie à des interprétations variées. Pour les économistes, « le pouvoir d’achat correspond au volume de biens et services qu’un revenu permet d’acheter ».

À ce titre, une mesure fondée sur le seul revenu, comme le PIB par habitant ou le salaire moyen, n’est pas appropriée. Il faut plutôt se pencher sur les dépenses. C’est ce que fait Eurostat pour ses comparaisons internationales, en utilisant la consommation individuelle effective (AIC en anglais, pour actual individual consumption). Elle est exprimée en standard de pouvoir d’achat (SPA), sorte de monnaie artificielle gommant les différences de prix et de change entre pays. Une unité permet de se procurer la même quantité de biens et de services dans tous les pays.

En 2022, un Européen a dépensé en moyenne 23 200 SPA. C’est au Luxembourg que le pouvoir d’achat était le plus élevé : avec 32.100 SPA par habitant, le niveau de consommation au Grand-Duché était supérieur de 38 pour cent à la moyenne de l’UE. Pour compléter le Top 5 venaient ensuite l’Autriche (27 500 SPA), l’Allemagne (27 400 SPA), les Pays-Bas (26 900 SPA) et la Belgique (26 700 SPA). À l’autre bout de l’échelle, les habitants des pays d’Europe centrale et orientale avaient un pouvoir d’achat nettement plus modeste : 16 100 SPA en Bulgarie ou 16 400 SPA en Hongrie. L’étude montrait une nette augmentation du pouvoir d’achat depuis 2010 : 35 pour cent en moyenne, avec des chiffres souvent plus élevés (doublement en Bulgarie).

La mesure du pouvoir d’achat par le biais des SPA est intéressante mais trop abstraite et peu « parlante » pour le grand public. Les économistes, les hommes politiques et les médias préfèrent utiliser une autre méthode, beaucoup plus simple. Elle ne prétend pas mesurer le pouvoir d’achat à un instant t, mais son évolution, ce qui est finalement l’essentiel pour les consommateurs. Elle consiste à comparer l’évolution du revenu (généralement le salaire mensuel moyen) à celle de l’indice des prix à la consommation (IPC).

Dans son édition du 10 mai, le quotidien Les Échos consacrait une pleine page à la question, en révélant qu’en France, « les salaires augmentent désormais plus vite que l’inflation » avec comme conséquence que « les ménages devraient enfin regagner du pouvoir d’achat ». Une heureuse nouvelle sachant que depuis le début 2021, la hausse des prix mesurée sur une base trimestrielle avait toujours été supérieure à celle du salaire mensuel de base. C’était la première baisse du pouvoir d’achat enregistrée depuis 2011. La tendance est la même dans les pays de l’UE où les données sont disponibles.

Cette mesure commode présente néanmoins des inconvénients, en raison notamment du mode de construction des deux indicateurs-clés. En France par exemple, le « salaire mensuel de base » correspond au salaire brut avant déduction des cotisations sociales et avant versement des prestations sociales. Il ne comprend ni les primes ni les heures supplémentaires. De plus il s’agit d’une moyenne, et en pratique il n’est perçu que par une minorité de salariés, les autres ne se reconnaissant pas dans son montant.

Les IPC sont calculés sur la base d’un panier moyen de biens et de services, avec une composition et des pondérations* correspondant à un consommateur moyen auquel il est souvent difficile de s’identifier. La conséquence est que, comme pour les températures, le « ressenti » des consommateurs peut être très éloigné de la statistique officielle, les laissant dubitatifs face à des annonces d’une augmentation du pouvoir d’achat. Pour Éric Hayer, de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) « dans l’idéal, il devrait exister un panier de biens spécifique pour chaque type de ménage ». De plus, selon les économistes, l’évolution du pouvoir d’achat ne peut être convenablement appréciée que sur une durée supérieure à un an, voire davantage, ce qui ne cadre pas avec l’agenda court-termiste des hommes politiques et explique pourquoi les campagnes axées sur la défense du pouvoir d’achat sont généralement vouées à l’échec. Même quand la hausse du pouvoir d’achat est avérée, personne ne s’en rend compte.

En se plaçant sur une période plus longue (au moins dix ans) le moyen le plus sûr de mesurer l’évolution du pouvoir d’achat est d’utiliser le concept de prix réel, développé par l’économiste français Jean Fourastié (1907-1990). Il consiste à exprimer le prix d’un bien ou d’un service par le nombre d’heures de travail nécessaires à son acquisition. Dans son ouvrage Le grand espoir du XXe siècle, publié en 1949, Fourastié estimait que le progrès technique allait provoquer une forte hausse de la productivité, qui permettrait à la fois une augmentation des salaires et une baisse des coûts de revient, donc des prix de vente, permettant ainsi aux salariés d’acheter davantage de produits, signant ainsi la croissance de leur pouvoir d’achat. Sa prévision s’est réalisée au-delà ce que l’on pouvait espérer, notamment pour les produits manufacturés.

Dans une interview au Wort le 27 avril, Charles Pletsch, vice-président de Spuerkeess rappelait qu’il y a soixante ans, il fallait 500 heures de travail à un employé non qualifié pour acheter une machine à laver. Aujourd’hui à peine 55 heures de travail lui sont nécessaires, pour un appareil de bien meilleure qualité. Le prix réel d’un lave-linge a été pratiquement divisé par dix. La forte progression de l’équipement des ménages en est la conséquence. Toutefois, selon Jean Fourastié les produits peu affectés par le progrès technique (c’est surtout le cas des services) connaîtraient une baisse plus limitée de leurs prix réels, voire pas de baisse du tout, ce qui a été confirmé par les statistiques.

De plus, les produits dont le prix nominal n’est pas directement lié au coût de revient, car il dépend avant tout de la confrontation entre l’offre et la demande (immobilier) ou de l’intervention publique (carburants, timbres-poste) ne sont pas soumis à cette « loi d’airain » de la baisse tendancielle des prix réels. À Paris en 1973, un salarié payé au salaire minimum devait travailler 493 heures pour acheter un m² de logement. Cinquante ans plus tard en 2023, il aurait dû effectuer 876 heures (soit 78 pour cent de plus) pour la même transaction. Même si les prix de l’immobilier dans la capitale française sont hors normes, une tendance identique peut être observée dans toutes les grandes villes européennes.

Reste à savoir si les consommateurs peuvent apprécier ces évolutions. Lorsque le prix nominal du bien diminue, ce qui a été le cas des équipements électroniques et informatiques depuis les années 90, les acheteurs s’en rendent forcément compte. Mais quand le prix nominal augmente, en période d’inflation, la baisse du prix réel est plus difficile à apprécier, d’autant qu’il faut s’inscrire dans la durée. Prenons un exemple avec une voiture bien connue. Au moment de sa sortie en 1961, la Renault 4 (dite « 4L ») valait 5 000 francs français dans sa version milieu-de-gamme. Cela représentait alors 2 965 heures du salaire minimum français. En 1975, elle était toujours sur le marché avec peu de modifications, et coûtait 15 000 francs, soit trois fois plus. Mais à ce moment il ne fallait plus que 1973 heures pour l’acquérir. Son prix réel avait donc diminué de 33,5 pour cent, mais selon un sondage réalisé à l’époque les Français n’avaient absolument pas conscience que le « vrai prix » de la voiture avait baissé.

L’évolution des prix réels est le meilleur indicateur de l’évolution du pouvoir d’achat (il existe une très vaste base de données, dont certaines remontent à 1875, à l’École d’économie de Toulouse où enseigne le prix Nobel Jean Tirole), mais la méthode a l’inconvénient de ne pas être globale : l’analyse ne peut se faire que bien par bien. Il n’existe pas d’indice d’évolution des prix réels fondé sur un « panier moyen » qui serait difficile à construire.

PPP et PPA

Les amateurs de comparaisons internationales de niveaux de vie sont familiers des sigles PPP (purchasing power parities), en français PPA (parités de pouvoir d’achat). Au sein de la zone euro, des comparaisons de PIB par habitant en euros courants ou constants n’ont guère de sens compte tenu des niveaux de prix très différents d’un pays à l’autre. Si on veut comparer avec d’autres pays comme les États-Unis, le Japon ou la Suisse, il faut en plus tenir compte de la variation continue des taux de change. Pour cela l’OCDE calcule en général annuellement (la dernière livraison a eu lieu début avril) des PPA calculées sur la base des prix d’un panier commun et complet de biens et de services. Les PPA ne servent qu’aux comparaisons internationales. Les calculs peuvent modifier sensiblement la hiérarchie établie en monnaies courantes, car selon les pays le PIB par habitant par exemple, exprimé en PPA, peut être supérieur ou inférieur au PIB par habitant en euros courants. Ainsi au Luxembourg en 2022, selon la Banque Mondiale, le PIB par habitant était de 118 706 euros courants et de 139 085 euros PPA, soit 17 pour cent de plus. En Suisse ce serait l’inverse.

*différentes d’un pays à l’autre, d’où l’utilisation d’un IPCH – indice des prix à la consommation harmonisé – pour les comparaisons
internationales

Georges Canto
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