Contrairement aux lobbies patronaux, les syndicats ont tu leurs revendications pour les élections législatives jusqu’en début de cette semaine. Un entretien avec Jean-Claude Reding, président de l’OGBL et de la Chambre des salariés

Un choix de société avant tout

d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2013

d’Lëtzebuerger Land : Le 20 octobre auront lieu les élections législatives anticipées, par lesquelles seront élus les 60 députés de la Chambre, et à peine un mois plus tard, le 13 novembre, les élections sociales, lors desquelles seront désignés les 60 représentants des salariés dans la Chambre des salariés et les membres des délégations du personnel dans les entreprises. Ne craignez-vous pas qu’il y ait des interférences entre les deux échéances ?

Jean-Claude Reding : La proximité dans le temps des deux scrutins ne nous facilitera certainement pas le travail de motivation des salariés pour qu’ils aillent voter aux élections sociales. Traditionnellement, la participation y est assez faible, notamment les travailleurs frontaliers votent peu lors de ces élections, qui sont pourtant les seules qui leur soient accessibles et qui sont essentielles pour leur quotidien au travail. Or, il s’agit d’une question fondamentale de participation au processus démocratique. J’aime d’ailleurs à dire que ce sont les seules élections qui soient vraiment représentatives, puisque lors des élections législatives, ce n’est qu’une minorité de la population active qui vote. C’est la raison pour laquelle nous venons de lancer une grande campagne de sensibilisation, pour motiver les salariés à aller voter le 13 novembre.

Mais nous sommes conscients que ce sera délicat de ne pas confondre les deux campagnes, qu’il y a des risques que les gens s’embrouillent, par exemple avec les numéros de listes. Nous allons faire des efforts dans la communication dans ce sens, mais il y aura sans conteste des parasitages dans les médias ou dans la discussion politique. Or, même si les deux scrutins ne sont pas à cent pour cent identiques, il faut avouer aussi qu’il y a des recoupements, car il s’agit les deux fois de choix de société : quelle évolution sociopolitique et économique voulons-nous ? Et je dois alors constater que du côté des élections législatives, la campagne est extrêmement plate sur ces contenus.

La campagne est même inexistante, puisque les partis – à quelques exceptions près –, n’ont pas encore présenté leurs programmes... Jusqu’à présent, seuls les lobbies ont lancé leurs revendications. Et dans ce domaine, on a essentiellement entendu les nouvelles organisations patronales, comme 5vir12 ou 2030.lu, qui avaient lancé de grandes campagnes participatives en amont de cette échéance pour soutenir leur demande de changement, surtout d’abolition de certains acquis sociaux. Les syndicats par contre sont restés assez discrets jusqu’à présent, jusqu’à la publication du projet de résolution de l’OGBL cette semaine. N’y a-t-il pas un risque que vos revendications passent à la trappe ?

Je dois avouer que les organisations patronales ont fait ça très, très bien, avec un grand professionnalisme. On peut en effet se demander si nous aurions dû nous lancer plus tôt, immédiatement en juillet, lorsque la date des élections a été fixée, puisque les partis sont en train de finaliser leurs programmes en ce moment même. Or, nous avions élaboré toute une stratégie pour l’échéance de juin 2014, il a fallu l’adapter et cela a pris un certain temps.

L’idée derrière notre participation au débat est que, si on veut discuter de notre avenir, il faut certes attaquer un certain nombre de défis à court terme, comme celui du rétablissement de l’équilibre budgétaire, mais il faut avant tout décider dans quelle société nous voulons vivre à moyen ou à long terme, quelle serait la vie de l’individu dans cet État providence que nous (dé)construisons ? Lorsqu’on lit ces revendications des lobbies patronaux ou même certaines directives européennes à la lumière de la déclaration universelle des droits de l’homme écrite dans l’immédiat après-guerre, on pourrait presque se demander si cette dernière a été rédigée par des radicaux d’extrême-gauche...

L’essentiel dans notre ébauche de résolution, pour laquelle il y aura encore des adaptations ponctuelles dans les prochaines semaines, ce sont les grands axes, fondamentaux pour nous : la couverture sociale, la participation démocratique, la redistribution équitable des richesses et la lutte contre toutes les discriminations, qui sont encore beaucoup trop nombreuses. Nous allons faire une grande campagne thématique pour les élections sociales sur ces thèmes en octobre – il y aura alors certainement des recoupements entre les enjeux des deux scrutins.

S’il s’agit de défendre un idéal sociétal et de tenir tête aux revendications de coupes dans les acquis sociaux de la part des lobbies patronaux, il serait utile que les syndicats, représentants des salariés, fassent bloc. Or, vous avez déclaré, en juillet, dans le contexte de la confrontation dans le secteur de la construction, qu’il était devenu impossible de travailler avec le LCGB, leur lançant comme une déclaration de guerre. Pourquoi ?

Il y a eu plusieurs raisons à cela, ce fut une évolution assez longue, mais la goutte qui a fait déborder le vase c’était effectivement dans le secteur de la construction, où nos délégués se sont massivement engagés sur le terrain pour lutter contre les demandes de flexibilisation de la part du patronat. Il est alors inadmissible que le président du LCGB accepte les propositions des patrons – que ces derniers avaient eux-mêmes déjà retirés parce qu’ils s’étaient rendus compte qu’elles étaient inacceptables. Cela aurait eu des conséquences dramatiques dans d’autres secteurs, notamment en ce qui concerne le temps de travail, l’intervention du LCGB était ressentie comme une véritable trahison par nos membres.

Mais le véritable enjeu est, je crois, plus largement celui de l’immixtion de la politique dans le travail syndical. Vous savez, tous les syndicats ne défendent pas à cent pour cent les mêmes vues dans tout, nous avons aussi nos différends avec d’autres syndicats, comme avec la CGFP sur certains points. Mais jamais nous ne leur porterions un coup dans le dos lorsqu’ils luttent au sein de leur secteur. Je crois que le LCGB est beaucoup plus proche de son parti, le CSV, que ce qu’il veut croire lui-même, et lorsqu’il se positionne, c’est aussi par rapport à la politique. Mais même au-delà de l’idéologie, il était devenu impossible de travailler ensemble au sein de la CSL, même dans des dossiers techniques et nous n’avons plus vu comment il serait possible de continuer. D’où ce constat...

Donc adieu le rêve d’un syndicat unique ?

Non. Cela reste le but de l’OGBL, mais nous ne pouvons forcer personne. Nous avons aujourd’hui une large coalition au sein de la Chambre des salariés, nous collaborons très bien avec l’Aleba par exemple. Je regrette qu’il y ait ce gouffre qui nous sépare du LCGB, qui est aujourd’hui beaucoup plus grand qu’avec la CGFP, avec laquelle nos relations se sont beaucoup améliorées. J’estime aussi que les syndicats feraient mieux de faire bloc aujourd’hui.

Revenons aux élections législatives. On a l’impression que le parti dont vous êtes le plus proche, le LSAP, et essentiellement son candidat tête de liste Etienne Schneider ne sont pas insensibles aux revendications patronales pour des changements structurels dans le fonctionnement de l’État providence...

Disons que le parti socialiste a surtout eu, ces dernières années, un problème relationnel avec les syndicats : il n’a pas apprécié nos contestations sur un certain nombre de points, que nous ayons prouvé notre indépendance et ne voulions pas soutenir leur politique les yeux fermés. Mais c’est plus leur malaise que le nôtre. Tous les partis ont leurs difficultés avec les revendications syndicales, seule La Gauche les reprend quasiment un sur un.

Au sein du LSAP, on observe depuis des années un va-et-vient constant entre l’aile libérale et l’aile plus sociale du parti. L’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké était sans conteste avant tout un héraut des intérêts de l’économie avec, à la limite, un accompagnement social... Voyez-vous, c’est toute la différence entre un modèle caritatif de sécurité sociale, où on distribue les miettes aux assurés, et un modèle qui implique des droits à une redistribution des richesses... Le LSAP devrait se fixer une fois pour toutes sur le modèle social qu’il défend – aussi au niveau européen d’ailleurs. Et avec lui, son candidat tête de liste : nous aimerions savoir quelle est sa vision de la société avant de nous fixer. Certes, il vient du ministère de l’Économie et a déjà fait siennes un certain nombre de revendications venant du camp libéral. Mais il a pour soi la fraîcheur et l’assurance de ses prestations publiques. En plus, il incarne le changement, qui s’oppose à un « État CSV » sclérosé – et je partage cette lecture, c’est dû au fait que les mêmes sont au pouvoir depuis trop longtemps.

Ceci dit, il faut aussi penser le changement sur le plan institutionnel. Par exemple pour ce qui est du dialogue social, au sein de la Tripartite. Il ne suffit pas de dire qu’elle a échoué, mais aussi relever les raisons de cet échec, pourquoi cela ne peut plus marcher comme avant : la société a profondément changé depuis les années 1970, lorsque le comité de coordination tripartite a été instauré. Le monde s’est globalisé, les directions de nos entreprises se sont internationalisées, le poids des différents secteurs économiques a radicalement changé... alors on ne peut plus continuer comme avant, il faudrait adapter l’instrument.

« Faudrait » ? La dernière Tripartite a eu lieu en 2010 et s’est soldée par un constat d’échec. Rien n’a été entrepris en trois ans pour relancer le dialogue social ? Même en coulisses ?

Non. Rien. En 2011, le Premier ministre Jean-Claude Juncker a certes mené certaines discussions bilatérales et Romain Wolff, le secrétaire général de la CGFP, et moi-même avons entrepris des tentatives de conciliation et soumis des propositions, mais il ne s’en est rien suivi. C’est pourquoi il nous faut un changement de politique avec un signal fort sur la route à suivre : Voulons-nous une société néolibérale où seuls comptent la compétitivité et les profits des entreprises, avec une sécurité sociale minimaliste, ou voulons-nous plutôt une société qui protège les citoyens, défende leur pouvoir d’achat et garde un niveau d’investissements élevé ? Si c’est le deuxième choix, on peut utiliser la marge de manœuvre qui nous reste dans le contexte européen, suivre les évolutions économiques et développer des secteurs à haut potentiel, comme la « green economy ». Si le prochain gouvernement est prêt à défendre les intérêts des citoyens en premier lieu, ce à quoi je m’attends, il devrait abandonner la politique des « niches de souveraineté » comme le secret bancaire dont nous vivions bien longtemps, et développer des « niches économiques », surtout dans la Grande région.

S’il y a bien un concept qui incarne la rupture entre revendications patronales et syndicales, voire même entre droite et gauche, c’est celui de l’indexation automatique des salaires : les patrons demandent, dans leur vision maximaliste, son abolition pure et simple, alors que dans votre ébauche de résolution, vous demandez sa réintroduction inconditionnelle et entière après 2014, après la fin de l’actuelle modulation... Est-ce qu’il y a encore un moyen de trouver un consensus sur le sujet ?

Je constate que, dans ce qu’on a pu lire de leurs grandes orientations jusqu’à présent, plus aucun grand parti ne plaide pour son abolition. C’est une avancée. Les Verts et le LSAP demandent même sa réintroduction totale, sauf en cas de conjoncture extrêmement défavorable. Mais l’index est un système qui est fait pour une conjoncture normale, il adapte les salaires à une inflation « normale ». D’ailleurs la modulation actuelle correspond plus ou moins à ce que nous aurions eu sans cela : une tranche par an. En cas d’une inflation qui dépasse ces 2,5 pour cent annuels, nous aurions de toute façon un tout autre problème et il faudrait rediscuter de la position à prendre. Le CSV quant à lui propose un plafonnement de l’index aux bas salaires, mais n’a pas encore dit à quel niveau commençaient les salaires trop élevés qui ne seraient plus indexés. Si j’ai bien compris les libéraux, dans un entretien de Xavier Bettel, ils seraient plutôt pour une manipulation du panier qui sert à son calcul, plaidant pour que certains produits, comme le tabac, en soient supprimés... On est loin de l’abolition du système.

Il y aura une grande réforme des impôts après les élections, à cela, les grands partis ne laissent aucun doute. On sait seulement que le CSV veut augmenter la TVA, les options des autres partis n’ayant pas encore été avancées. L’OGBL par contre plaide pour une réforme « sociale ». Comment ?

Il nous faudrait d’abord un état des lieux des différents barèmes d’imposition en vigueur, savoir qui paye quoi exactement. Il n’existe actuellement aucune transparence dans ce domaine, l’État garde le secret le plus total là-dessus. Or, je suis persuadé qu’on aurait des résultats étonnants. On constaterait par exemple, chiffres à l’appui, que l’impôt sur le revenu est foncièrement injuste, que le travail est toujours plus fortement ponctionné que le capital, que les revenus des actions et fonds d’investissement sont beaucoup plus rentables côté impôts. Avant toute réforme, on devrait analyser qui paye le plus d’impôts au Luxembourg, et on constaterait que ce sont toujours les classes moyennes, les salariés qui se situent aux alentours du revenu médian. En un premier lieu, on devrait interroger ces injustices-là, que par les non-adaptations des barèmes d’impôts, on commence de plus en plus tôt, avec des revenus de plus en plus modestes, à payer des impôts, alors qu’à l’opposé, ce sont ceux avec les plus hauts revenus qui profitent le plus et payent le moins d’impôts.

L’impôt sur la fortune a été aboli et les droits de succession sont nuls en lignée directe, alors que celui qui hérite de trois maisons et les revend par la suite n’a vraiment pas travaillé pour cela – il faudrait voir si un impôt à ce niveau-là ne permettrait pas d’éviter une augmentation de la TVA, qui est foncièrement injuste, parce qu’elle touche tous les revenus de la même manière et contribue fortement à faire baisser le pouvoir d’achat des ménages. Nous estimons qu’il y a de la marge pour cette réforme, si on se base sur des données concrètes. La Chambre des salariés vient de commanditer une étude à l’Université de Berlin qui calcule des projections sur différents modèles ; nous attendons les résultats pour dans deux ou trois mois, donc en amont d’une quelconque réforme.

Pourtant, il faut augmenter les revenus, à cela, il n’y a pas de doute. Le gouvernement panique à l’approche de 2015, lorsque le Luxembourg perdra les revenus du commerce électronique et certainement une partie du secteur financier, avec l’introduction de l’échange automatique d’informations. Comment faire alors pour trouver de l’argent ?

Il est évident que cette réforme des impôts est incontournable : il nous faut trouver au moins 500 millions d’euros pour compenser la perte de la TVA provenant du commerce électronique. En ce qui concerne les banques, la transition pourrait être plus douce – enfin, je l’espère –, parce que nous avons de bonnes qualifications dans ce secteur. Mais quoi qu’il en soit, il nous faut réorienter l’économie vers d’autres secteurs – industriel, écologique et technique par exemple.

Malgré tout, l’OGBL ne veut pas donner d’orientation de vote à ses membres. Pourquoi ?

Parce que ce ne serait pas sérieux pour un syndicat qui se dit indépendant. Nous recommandons à nos membres de comparer nos revendications aux programmes des partis lorsqu’ils sortiront. Mais pour savoir qui nous est le plus proche, il suffirait aussi de vérifier quel parti compte le plus de nos membres sur ses listes... En fait, nous voulons surtout influencer le choix des thèmes qui seront discutés et faire en sorte que ceux qui nous importent soient mis à l’ordre du jour.

josée hansen
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