La question est sur toutes les lèvres : les maigres éléments recueillis ces dernières semaines par les enquêteurs dans le cadre de l’enquête préliminaire suite aux accusations d’extorsion formulés par le promoteur Guy Rollinger contre l’ancien ministre Jeannot Krecké, LSAP, serviront-ils au moins à alimenter le moulin d’autres dossiers en cours, notamment l’affaire d’abus de biens sociaux présumés, pesant sur les épaules de Flavio Becca et ses sociétés, au cœur d’une enquête judiciaire ouverte à l’automne 2011 ? Il n’y a pas de prescription contre l’exploitation des auditions des principaux protagonistes de l’affaire Livange/Wickrange, ni d’incompatibilité à l’utilisation des documents qu’ils ont pu livrer sur une base volontaire.
Marqué à la culotte comme ayant été instrumentalisé par la majorité, le Procureur général d’État, Robert Biever, a peut-être une arme secrète dans sa botte. Il a d’ailleurs laissé entrevoir cette semaine devant les députés que rien ne s’opposerait à une exploitation ultérieure des éléments d’une enquête préliminaire qui a tourné court mardi (lire aussi pages 2-3). Comme si le magistrat avait voulu signifier que ce n’était pas cette enquête préliminaire qui allait gâcher une autre enquête judiciaire, dont on présume qu’elle ne sera pas une partie facile. Partie d’un bureau des impôts du sud du pays sur la base de déficiences plutôt techniques dans le traitement des primes aux joueurs de son équipe de foot et de leur déductibilité, l’affaire avait débouché en septembre 2011 sur des perquisitions dans les bureaux de Flavio Becca et à son domicile, où les enquêteurs sont restés perplexes devant un coffre rempli de montres luxueuses encore dans leur emballage d’origine. Flavio Becca, qui serait un homme rebelle aux investissements en actions, aurait placé le gros de son patrimoine dans des biens « tangibles » : montres de collection en l’occurrence et immobilier. Mais à regarder le montage juridique complexe dans lequel il a laissé « enfermer » une grosse partie de son patrimoine foncier, en mettant en place le fonds d’investissement Olos Fund, on se dit que l’aversion alléguée du personnage dans des produits structurés d’une extrême complexité relève davantage du mythe que de la réalité.
Du reste, les documents mis à la disposition de la justice dans le cadre de l’enquête préliminaire qui a fini en eau de boudin pour absence d’éléments suffisants étayant d’une part la thèse de l’extorsion et du trafic d’autorisation et d’autre part les soupçons de violation de secret bancaire dans le chef du président de comité de direction de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, Jean-Claude Finck, ne valent d’attention que s’ils sont replacés dans leur contexte. La connaissance assez limitée du dossier de la part des enquêteurs et surtout un certain entêtement chez eux à ne suivre que les pistes tracées (l’extorsion, la corruption et la violation du secret professionnel) par les deux chefs de l’opposition Claude Meisch, DP, et François Bausch, des Verts, les a conduits dans le mur.
Ce ne sont pourtant pas les contradictions qui ont manqué dans les déclarations des uns et des autres entre l’automne 2011, lorsque la Chambre des députés a commencé à débattre de l’affaire, et l’été 2012, où le parlement a remis le couvert, ni leurs incohérences que les députés n’ont pas eu le temps d’épingler. Le temps leur a fait défaut entre la remise des conclusions de l’enquête préliminaire et la décision de mettre ou non des ministres en accusation. On peut ainsi s’étonner que l’avocat André Lutgen ayant assisté les dirigeants de la BCEE dans leurs auditions devant les enquêteurs de la Police judiciaire soit le même que celui qui se trouvait aux côtés de Flavio Becca, lui aussi entendu dans le cadre de l’enquête préliminaire. C’est aussi lui qui le défend dans le cadre de l’information judiciaire ouverte pour abus de biens sociaux.
La lecture des conclusions des enquêtes préliminaires donne le sentiment d’un travail bâclé, ayant contribué à décrédibiliser les principaux accusateurs de l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké, lequel aurait employé un langage viril pour convaincre le Groupe Guy Rollinger (GGR) de conclure une alliance avec son concurrent Flavio Becca à Livange, en abandonnant ses plans de centre commercial à Wickrange. Accord qui fut scellé en avril 2009, sous l’arbitrage du Premier ministre Jean-Claude Juncker et deux de ses ministres, dans une lettre confidentielle qui aurait dû le rester. Guy Rollinger et son associé Alain Weyrich se sont trouvés complétement isolés, aucune des personnes auditionnées par la PJ n’ayant soutenu leurs accusations de chantage et de pressions de la part de Jeannot Krecké s’ils ne renonçaient pas à leur projet initial à Wickrange.
Les enquêteurs n’ont pas cherché à creuser la question du financement des projets immobiliers, qui est pourtant au cœur de l’affaire de Livange/Wickrange et ce par quoi il aurait fallu commencer. Faute d’avoir joué son rôle – celui de construire par exemple un stade de foot d’envergure nationale, comme il l’a fait pour les musées et centres culturels –, le gouvernement, en s’en remettant à un promoteur privé, Flavio Becca, et en organisant toute une mise en scène pour faire la preuve par trois de la supériorité de son projet de complexe sportif et mettre tout le monde devant le fait accompli dès le mois de février 2009, a pris des risques insensés pour favoriser le choix de
Livange par rapport à d’autres offres sur le marché.
L’enquête préliminaire a au moins eu le mérite d’apporter la confirmation de la grande proximité entre la classe politique et le monde des affaires. Un ministre de l’Intérieur qui n’hésite pas à décrocher son téléphone pour appeler le directeur de la BCEE et s’enquérir de l’avancée et des conditions du prêt de 16 millions d’euros du client Guy Rollinger (il est vrai, consentant), ce n’est pas banal, même si, au cours de la courte conversation, les deux hommes ont aussi parlé foot. Un ministre de l’Économie qui, selon la chronologie de l’affaire, convoque à la mi- février 2009 Guy Rollinger à la demande du Premier ministre pour bidouiller un arrangement à l’amiable et le faire renoncer à son projet de centre commercial à Wickrange, prétendument incompatible avec les règles de l’aménagement du territoire et de le convaincre de transférer ses surfaces sur un site « alternatif », ne relève pas non plus des affaires courantes en politique intérieure. Or, à cette époque, personne ne parlait encore des terrains de Livange, propriété de Flavio Becca et de la famille Lux, les choix pour un transfert des surfaces commerciales se dirigeaient alors sur Belval et le site Paul Wurth à la Gare. Le Land s’en fit d’ailleurs le premier à s’en faire l’écho.
Comment expliquer pourtant la présence de Flavio Becca à ces réunions, attestée par l’audition de Guy Rollinger, mais dont le ministre n’a plus, curieusement, de souvenir ? Comment aussi interpréter le rapport que fit ensuite Jeannot Krecké des premières réunions de février 2009, où le ministre assure avoir décelé un « préjugé favorable » de Guy Rollinger pour abandonner son projet de Wickrange et en exporter les autorisations de grandes surfaces (denrées rares à l’époque et sans lesquelles le projet de Livange n’aurait pas pu survivre) sur un site « alternatif » ? L’intéressé et son associé ont pourtant assuré le contraire aux enquêteurs : « J’avais l’impression, affirme Guy Rollinger, que le ministre Krecké essayait avec persévérance de nous éloigner de notre projet. Il voulait que nous renoncions à sa réalisation. On n’avait à ce moment-là nullement l’intention de retirer le projet ». Ce ne sera que deux mois plus tard, en avril 2009, que le promoteur finira par céder aux sirènes de Flavio Becca, en abandonnant un projet déjà à moitié préloué et qui aurait pu engendrer 1 500 emplois, 45 millions d’euros de recettes TVA pour l’État et 140 millions d’euros de travaux pour les artisans retenus pour sa construction. Au départ réticent à cette alliance avec Flavio Becca, Guy Rollinger assure avoir été finalement conquis par le « professionnalisme » de son concurrent et convaincu que son groupe, habitué des grands travaux, lui apporterait une plus-value. Il fut aussi impressionné par le réseau d’amis de Becca, qui connaissait notamment la famille Mulliez en France, propriétaire entre autres du groupe Auchan.
Guy Rollinger et Alain Weyrich ont maintenu le cap lors de leurs auditions, accusant Jeannot Krecké d’avoir fait grossièrement pression sur eux pour le transfert du projet de centre commercial de Wickrange sur le projet concurrent de Livange, flanqué, lui, d’un outlet et d’un stade de football. On peut s’interroger aussi sur le choix des enquêteurs de ne pas avoir interrogé les avocats de GGR, qui ont accompagné le premier projet de Wickrange, avant son piratage en règle. L’audition le 26 juin dernier de Luc Plasman, qui était à l’époque l’administrateur-délégué d’ING Real Estate Developpment, la société immobilière associée à hauteur de cinquante pour cent dans Wickrange aux côtés de Rollinger, montre que les deux hommes ne sont ni des mythomanes, ni des manipulateurs : le responsable parle de réunions s’étant déroulées « dans un cadre normal et très professionnel sans la moindre menace », mais dans le même temps il livre aux policiers son « sentiment d’avoir été exposé à une certaine pression de la part de l’État concernant l’échange d’un terrain dépendant de la renonciation du projet Wickrange ou encore leur besoin en autorisations commodo-incommodo ». Annexée à l’enquête, la convention de renonciation entre GGR et ING datée du 19 mai 2009 (ING avait initialement l’intention de participer au projet Livange, avant d’y renoncer, après avoir été pris dans la tourmente de la crise financière) se révèle d’ailleurs quelque peu surréaliste au regard du droit des contrats : « Les diverses pressions et choix politiques, y lit-on, étaient imprévisibles tant lors de la conclusion de la convention que dans le cadre de l’exécution du projet de Wickrange ».
Une note du 16 janvier 2009 de Romain Diederich, haut fonctionnaire à l’Aménagement du territoire, adressée au Conseil de gouvernement sur les questions à trancher au sujet de Wickrange, et notamment l’arbitrage à faire par le gouvernement sur ce dossier entre l’aménagement du territoire (après avoir perdu un recours en annulation devant le tribunal administratif contre le projet, le gouvernement de l’époque allait-il invoquer l’article 103 de la Constitution et demander au Grand-Duc d’annuler l’autorisation de construire qui avait été accordée préalablement par le bourgmestre de Reckange pour l’ouverture du centre commercial, ce à quoi le ministre de la Justice n’était pas favorable) et la création d’emplois, le fonctionnaire du ministère pressent déjà qu’il faudra sans doute, dans l’hypothèse où les autorités choisiraient de favoriser l’aménagement du territoire, mettre la « pression ». À son tour, le ministre de l’Économie emploiera publiquement la métaphore de la « vaseline » pour signifier qu’il fallait faire rentrer les surfaces commerciales de Wickrange dans Livange pour ainsi rentabiliser l’exploitation sportive. L’ancien ministre a bien sûr démenti devant la PJ avoir fait peser des menaces. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker, entendu lui aussi par les policiers, a assuré ne jamais avoir été informé par Guy Rollinger, lui-même rencontré à plusieurs reprises, notamment avant les interpellations à la Chambre des députés, que Jeannot Krecké l’aurait mis sous pression.
À défaut de preuves tangibles et d’autres témoignages pour étayer la thèse du chantage aux autorisations administratives, l’enquête préliminaire s’est refermée sans suite et sans gloire. Idem pour le volet de l’enquête liée à une éventuelle violation du secret bancaire : le patron de la Spuerkeess, soupçonné d’avoir eu la langue trop pendue avec le ministre Jean-Marie Halsdorf en révélant des informations sur le client Guy Rollinger, a su convaincre qu’il était resté dans le clous de la réglementation bancaire, refusant d’évoquer face à son interlocuteur qui lui avait téléphoné, le cas de son client Guy Rollinger. C’est d’ailleurs grâce à un rêve, consigné dans une note manuscrite et horodatée du cachet de la banque, que Jean-Claude Finck aurait pu retracer le fil de sa conversation avec le ministre de l’Aménagement du territoire.
Si le dossier judiciaire est truffé de cocasseries de ce genre, il révèle aussi les noms d’hommes de l’ombre, qui ont par exemple servi d’intermédiaire à Guy Rollinger pour confesser ses misères à des membres de l’opposition. Les enquêteurs n’ont pas cherché en outre à savoir quel fut le déclic qui poussa Guy Rollinger à parler puis à porter plainte contre Flavio Becca pour violation des conditions du contrat de partenariat à Livange, qui devait lui permettre, une fois les autorisations du projet de stade de foot et de centre commercial obtenues, d’encaisser plus de vingt millions d’euros. Il ne verra peut-être jamais la couleur de cet argent. La trésorerie de Flavio Becca est exsangue et ses banquiers, aussi tétanisés par l’exposition médiatique de leur client VIP qu’effrayés par leurs propres expositions au risque d’insolvabilité pesant sur lui en cas de baisse des prix immobiliers (le promoteur, en raison de son importance constitue un risque systémique à lui tout seul), ne sont plus disposés à lui ouvrir le robinet des crédits, notamment pour alimenter le fonds Olos (lire en page 8), regroupant notamment les participations immobilières de Flavio Becca et ne valant plus rien.